mercredi 4 juillet 2007

L'Infâme

Je reproduis l'article remarquable que commet la responsable du Monde des livres sur le Journal Intime de la période 1983-1984 de Matzneff, intitulé Mes amours décomposés et paru chez Gallimard, dans la collection L'infini en 1990.


"Qui a peur de Gabriel Matzneff ?

Lorsqu'on aime un écrivain, tout de lui intéresse : ses journaux intimes, ses lettres, sa mégalomanie, ses naïvetés comme ses pensées graves, ses lâchetés comme ses moments de courage. C'est pourquoi le public que Gabriel Matzneff s'est constitué, en dix-neuf livres, lira avec passion le cinquième volume de son journal intime, Mes amours décomposés.
On retrouve dans ce journal, tout au long des années 1983 et 1984, les obsessions que Matzneff partage avec ceux qui font de la jeunesse, ou de son apparence, une vertu : la surveillance de son poids, de sa forme physique, de sa santé, de la souplesse de sa peau. On y retrouve surtout ce qui fait de Matzneff un personnage étrange, à une époque où le goût de la réussite professionnelle a tout envahi : le portrait d'un homme qui consacre la plus grande partie de son temps à sa vie amoureuse.
Gabriel Matzneff - qui avait la quarantaine dans les années que couvre ce volume - aime les très jeunes filles. Quinze ans, seize ans, dix-sept ans. Elles le lui rendent bien. Dans ce journal qu'il tient "n'importe où, dans l'autobus, en attendant quelqu'un, bref jamais à une table, à heure fixe", Matzneff décrit longuement ses amours, ses plaisirs, l'habileté de ses jeunes maîtresses. Il se plaît à rapporter aussi les querelles amoureuses, les rivalités, les "drames", dont il est, bien sûr, le centre, la victime, le héros.
Pourquoi publie-t-il ce journal ? "Parce que cela me fait plaisir, évidemment. Parce que je suis écrivain. Si j'étais peintre et si, comme tant de peintres l'ont fait depuis des siècles, je peignais mes petites amies, je les exposerais. Enfin parce que c'est très intéressant, ce journal. J'aime les journaux intimes. Tous. Les variations de poids de Byron et les chaudes-pisses de Flaubert me passionnent. J'aime les journaux intimes parce qu'ils tentent de fixer l'instant fugitif, de retenir cette vie qui s'échappe. Quelqu'un qui n'a pas le goût de son passé n'a pas le goût de son destin... Moi, je préfère mes romans à mon journal. C'est plus excitant. Mais beaucoup de mes lecteurs disent préférer mon journal intime."

La répétition amoureuse.

On peut n'être pas de cet avis. On peut aussi ne pas aimer les journaux intimes. On peut ne pas s'intéresser à cet univers de la répétition amoureuse qui est celui de Matzneff et ne voir là qu'un document sur une forme de sensualité. Qui n'a rien de neuf, évidemment.
"Selon Fourier, écrit Matzneff lui-même, l'âge viril (de quarante-cinq à cinquante-quatre ans) est celui qui s'accorde le mieux avec le jouvencellat (quinze à dix-neuf ans) : "Si nous supposons qu'un homme de cet âge, exercé à séduire les femmes, courtise une jouvencelle de seize ans, sans expérience, il la charmera plus aisément qu'un jeune homme bouffi de prétentions..." (Manuscrits de Fourier, tome1, page 374)."
Quant à trouver cela scandaleux... Qui donc a peur de Gabriel Matzneff ? Ceux qui, peut-être, n'ont rien lu, rien vécu (cela commence à faire du monde...). Matzneff ne viole personne, ne force aucune de ces jeunes femmes à partager sa vie amoureuse. Si scandale il y a, il est bien plus dans l'incident qui a eu lieu, voilà quelques semaines, à la télévision, sur le plateau d'"Apostrophes". Personne n'a réagi quand une femme, Mme Denise Bombardier, a eu la sottise d'appeler quasiment à l'arrestation de Matzneff, au nom des "jeunes filles flétries" par lui... Découvrir, en 1990, que des jeunes filles de quinze et seize ans font l'amour avec un homme qui a trente ans de plus qu'elles, la belle affaire !
Il est plutôt rassurant de vivre dans un pays et à une époque où l'on est libre de publier Mes amours décomposés. Gabriel Matzneff, le tout premier, en convient : "Au dix-neuvième siècle, un écrivain n'aurait pas pu publier un journal intime tel que le mien. Baudelaire n'a pas publié Mon coeur mis à nu (1). Je ne suis pas un homme qui croit au progrès, amis je constate qu'aujourd'hui je peux publier ce journal de mon vivant." Aujourd'hui, certes, mais demain ?
Quand les journaux font des "dossiers" pour savoir si "la littérature peut tout dire", il faut commencer de s'inquiéter. Et lorsque les crimes racistes à répétition font moins de bruit à la télévision et dérangent moins la morale des dames d'oeuvre que les amours, nombreuses, voluptueuses, tendres et somme toute anodines d'un homme très pacifique, il est urgent de s'inquiéter.

(1) Mon coeur mis à nu, l'un des journaux intimes de Baudelaire, a paru en 1887, vingt ans après sa mort.

Josyane Savigneau, Le Monde, 30 mars 1990 (p.25)."


Il fut un temps où la contestation de l'ordre social au nom du totalitarisme s'apparentait à une lutte contre l'Infâme, soit aux pires penchants de la violence et du totalitarisme atavique. Les tenants du progrès social, politique ou moral luttèrent en héros de haut vol pour imposer la démocratie et mille autres bienfaits. Ils ne contribuèrent pas peu à attacher à leur mouvement de pensée et d'action le qualificatif de Lumières. Ces hommes furent des héros en ce qu'ils combattirent contre les préjugés et les coutumes pour imposer leurs idées et leurs arguments. Certains de ces hommes furent des martyrs. Il se trouve qu'aujourd'hui, grâce à l'héritage que ces êtres d'exception nous ont légué, nous sommes en mesure de jouir d'une liberté accrue. Encore s'agit-il de s'en montrer digne. En faisant progresser la tolérance, en faisant de la lutte contre les préjugés leur étendard, Voltaire et consorts n'établissaient nullement un blanc-seing aux entreprises humaines - quelles qu'elles soient. Ce furent Kant et les Lumières qui énoncèrent les limites de la liberté. Cette distinction entre tolérance et assujettissement devant la violence était d'autant plus impérieuse qu'elle trouva sa perversion à la même époque, avec les écrits incohérents du marquis de Sade, ses apologies du meurtre et de la débauche au nom de la volupté. Autrement dit : le combat pour la liberté et contre les préjugés fut promptement repris par ceux qui avaient tendance (et intérêt) à livrer une définition totalitaire de la liberté et à faire passer pour différences des éléments de pure violence. Il se trouve que ce courant a toujours constitué un parti bien organisé et hiérarchisé, avec des puissants à sa tête et des arguments, qui, comme toutes les arguties perverses, possèdent toujours leur efficacité à courte tête. De nos jours, Mai 68 sert de caution approximative et renforcée à ceux qui espèrent glisser dans le combat pour la liberté et contre les préjugés des poisons aux relents aussi mortifères que pernicieux. Le texte de Savigneau, disciple de Sollers patentée, envers Matzneff appartient à cette catégorie nauséabonde. Les plumitifs se rendent-ils comptent que leurs écrits insignifiants seront un jour compulsés par des historiens qui, avec le recul, mesureront le déshonneur dans lequel s'est ruée cette fange de la population qui se croyait éduquée et éclairée? Que le savoir conduit à des impasses quand il est adossé à l'exercice d'un jugement déficient ou perverti! Savigneau est le héraut des aveugles et des borgnes selon lesquels le consentement d'apparence équivaut à toutes les approbations et les légitimations. Que Savigneau ne se rende pas compte qu'un homme qui séduit compulsivement des dizaines et des dizaines de jeunes femmes de seize ans ou des pourtours (d'après son témoignage), qui profite de son ascendant psychologique et intellectuel, de sa réputation d'écrivain, de sa maturité pour jouer les séducteurs minables et s'octroyer un rôle de prestige, que ce matamore défroqué représente une bonne dose de perversion n'est pas seulement inquiétant. Il faudrait rappeler à notre Savigneau et à ses consoeurs de la vertu bobo tendance gauchiste que ce n'est pas tout à fait la même chose de vivre une histoire d'amour entre un homme de quarante ans et une jeune fille de quinze et sciemment, méticuleusement, tel un prédateur, charmer à la pelle les jeunes filles fragiles dont l'éveil à la sexualité et à l'amour suppose une bonne dose d'innocence (dans son sens premier) et d'ignorance. Rien ne sert d'exposer à cette chère Savigneau que le combat contre les préjugés du premier cas se transforme, dans le second, en horrible récupération par le parti des totalitaires déguisés en progressistes endimanchés. C'est inutile. Savigneau, comme Sollers, comme Polac, comme Matzneff, use et abuse de l'anathème de bêtise pour qualifier toute critique qui ne viendra pas sanctifier son apologie étriquée de l'hédonisme des puissants - quels qu'ils soient. Je comprends maintenant mieux que Savigneau puisse légitimer la prostitution au nom du consentement, sans discerner la faute contre l'esprit qu'implique l'occultation de la violence. Car Savigneau ne voit pas où se situe la monstruosité quand on réduit un homme à l'état d'objet. Si elle le discernait seulement, et on me permettra de devenir un instant grave et songeur, fort songeur et morose, Savigneau, honte à elle, ne défendrait pas les pratiques d'un homme, ce Matzneff, qui a commis, dans tous les sens du terme, Les Moins de seize ans, qui s'est livré à l'apologie de la pédophilie, et pas seulement l'apologie, sur des garçons et des filles consentantes d'une dizaine d'années, en légitimant par des raisonnements tortueux et infâmes des pratiques pédophiles indubitables. Cela, et les voyages répétés à Manille, et les confessions sordides et bon enfant, Savigneau l'a oublié, Savigneau l'a mutilé, Savigneau l'a omis quand elle réhabilité Matzneff le croisé de la liberté, quand elle présente les attaques portées contre lui comme les envolées moralistes d'esprits étroits envers un homme innocent et, simplement, différent. La belle affaire que de faire passer la chasse à la jeunesse pour le culte de la différence et l'avant-garde de l'art! L'arrière-garde des dollars! Plût au Ciel qu'il se fût agi de défendre la différence des homosexuels ou des Noirs (ah! l'envolée finale contre le racisme opposé au libertinage visionnaire de Matzneff!)! Mais la différence des pédophiles! Savigneau a défendu le droit à la différence de la violence! C'est le point de détail indubitable qui ressortit de son article décervelé! Le droit à la différence de la perversité! La droit à la tolérance de l'intolérance! Pour avoir soutenu le paradoxe et le progrès jusqu'à l'intolérable, Savigneau a oublié l'essentiel : comme le savait Spinoza et quelques autres réels combattants de la liberté, toutes nos actions sont sur nos têtes. C'est cette vérité qu'il faut d'ores et déjà assumer. Le châtiment n'est pas dans l'autre monde. Il est dans cette vie-ci. Il suffit de mater. Courage, Josyane! J'implorerai ton ange comme celui de Gabriel...

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