mardi 3 juillet 2007

Les complices

En 1981, Philippe Sollers reconnaît en Matzneff, à propos de son livre de l'époque, un libertin métaphysique, qui «réinvente la transgression, le scandale en se lançant à corps perdu dans l’aventure qui ne peut pas ne pas révulser la loi : la chasse aux mineurs». Sollers s'empresse d'ajouter, sans qu'il soit besoin de mettre en cause sa sincérité sur ce chapitre : «Ce dernier point est probablement inacceptable. Il m’est complètement étranger. Je ne juge pas, je constate. Je vois que cela a lieu. J’essaye de comprendre cette fantaisie obstinée, peinte par ses illustrateurs comme un paradis». Plus loin, les grands anciens sont invoqués à la rescousse (Gide n'étant jamais qu'un petit grand ancien) : la «pédérastie allusive de Gide |est| ici dépliée, déployée, industriellement décrite». Le commentaire de Sollers est cependant très inquiétant : « Il y a dans tout cela quelque chose d’odieux et de sympathiquement puéril » (Le Monde, 25 septembre 1981). Il est symptomatique de l'époque que celui qui se prend pour un grand écrivain, l'éditeur de Gallimard, qui a édité Matzneff et qui commet un article sur son poulain dans Le Monde (bel exemple d'impartialité journalistique) juge impensable de rendre grâce à un écrivain contemporain sans que cet écrivain soit immoral, subversif, transgressif. Il ne s'agit nullement d'accuser Sollers de pédophilie, de le calomnier plus qu'il n'est besoin. Il s'agit de s'interroger sur le succès de ce type d'intellectuel, dont le nietzschéisme se déploie dans l'immoralisme revendiqué. Pourquoi ce besoin de dresser l'apologie de la violence et de la perversion, comme si la grandeur de l'époque consistait à annoncer que le mal est le bien et que le bien est fadaises? Faut-il être pédophile pour être écrivain majeur? Faut-il être un monstre pour avoir une plume? La modernité dresserait-elle le culte de la démesure et de la domination aveugle? On sent chez Sollers, qui se vante de son libertinage, que la quête de sens passe désormais par l'interdit et l'illicite. La supériorité de l'intelligence consiste à transcender les lois du commun des mortels. Dont acte. A ce compte, le pédophile est le grand homme de notre contemporanéité. A l'examen, cette position se révèle aussi puérile que celle que Sollers relève chez Matzneff (et chez les pédophiles). A force de guetter la nouveauté, l'innovation et le génie qui leur permettrait d'échapper à leur condition d'esprits à la mode, les intellectuels bourgeois et salonnards de l'époque se sont pris les pieds dans le tapis. Leurs semelles de plomb leur sont revenues à la gueule! L'intelligence selon les grands nihilistes modernes consiste à défendre la nouveauté pourvu qu'elle soit nouveauté. Ne trouvant rien de mieux que d'adapter Nietzsche à la libération (fumeuse) du désir, ils ont cru que l'idée de génie qui les ferait passer à la postérité serait de réhabiliter la violence. Le nouveau sens : sens dessus dessous. Problème : le tic sent le toc. Soyons directs : Sollers et tous les zélateurs de l'immoralisme ne passeront pas la barrière de leur notoriété passagère et furtive. Pour avoir cru qu'ils libéraient le désir, après que leurs glorieux prédécesseurs aient libéré la politique, leur châtiment sera terrible : de poussière, ils retourneront à la poussière. Leur erreur aura été de croire cyniquement ou naïvement (c'est selon) que le mouvement de l'histoire consistait à réhabiliter toutes les différences au nom de la tolérance. Les héritiers inconséquents de Mai 68 sont surtout de dangereux malfaiteurs de la pensée : Sollers n'est pas seulement ce manipulateur passé de Mao à Balladur sans ciller, il est surtout celui qui s'amuse des louanges qu'il tresse à l'ineffable Sade. Pour la qualité du style, je veux bien, mais Sade au pied de la lettre, Sade philosophe, ça ne libère pas - ça détruit! Voila le paradoxe de la modernité : privée de sens, elle en vient à dresser l'apologie de l'apologie de la violence. Creuse, elle se targue de profondeur et ne parle plus que d'intelligence. Les dividendes sont immédiats : la modernité, sous prétexte d'innover, retrouve les fondements du bon vieux totalitarisme classique. Sans rapport à l'infini, la vie se résume à une quête éperdue de plaisir vain et de surenchère inquiétante. Sans verser forcément dans la criminalité, on en devient le complice patenté et méprisant. Il n'est besoin que de lire le symptôme Sollers pour comprendre comment le parangon de l'intelligence en vient à défendre le monstre Matzneff au nom de la supériorité de l'Artiste et du Nouveau Sens.

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