mardi 29 mai 2007

L'arrière-vitrine des superhéros

Quand on accepte de jeter un regard lucide sur le sport de haut niveau, et pas seulement sur les pratiques médiatisées du cyclisme, on se rend compte que le lynchage grotesque et hypocrite dont les journalistes affublent les repentis du dopage est d'autant plus infâme que la vérité leur était parfaitement connue. Allons même plus loin : le dopage découle directement des exigences des médias, selon lesquels les sportifs doivent aller toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort. Le sport serait-il la vitrine des valeurs du monde moderne? Valeurs de l'ultralibéralisme et du surhomme, selon lesquelles seul le dépassement de l'humain vers son substrat transcendé permet de remplacer l'ancien cheminement plotinien du sensible dégradé vers le monde idéal. Il est vrai que la vitrine du sport médiatique n'est jamais qu'une représentation et qu'heureusement, la société tend de façon moins violente vers ces valeurs épurées. Mais on remarquera que le sportif de haut niveau présente des caractéristiques exemplaires de l'homme qu'on aimerait façonner et que l'on vante comme l'idéal.
- La caractéristique première de cet homme est la positivité intégrale de ses valeurs. Le sportif vante et vend un monde dans lequel le Bien s'est étendu au point de prendre toute la place du réel. L'ombre et le Mal sont indésirables. A la différence du héros, qui tirait sa grandeur des fondements tragiques de son action, le sportif est absolument baigné de lumière. Le héros sportif a trouvé la voie de la perfection. Il n'a aucun défaut et le moindre éclairage d'un infime travers engendre un scandale sans précédent. Le discours de ce sportif est schizoïde et éclaté : il ne consent à parler que de sa représentation, jamais de l'individu de chair et de sang qui se tient derrière. Il faut dire que l'attente des médias et du grand public se porte par définition sur la représentation. Il n'est pas étonnant que dans le discours des sportifs, le dopage n'existe que comme une chimère ou l'affaire de quelques tricheurs inconnus, y compris quand l'évidence crève les yeux. Le sportif, s'il en est arrivé là, a inculqué les contours de sa représentation jusqu'à la nausée : tout élément de biographie qu'il livrera le renverra à jamais à sa face solaire. Je pense par exemple aux exemples d'Armstrong, ce héros réchappé d'un cancer qui se soigne à 95 %, ou de Lizarazu, ce petit grand homme épris de liberté, de vagues romantiques et de vie basque.
- Le héros sportif revendique une surhumanité qui n'autorise le dépassement que dans la mesure où elle le fait passer pour miraculeux. Pas question d'avouer le recours aux produits dopants et aux techniques d'entraînement, qui façonnent l'homme bionique et fondent le mythe du Surhomme sur le mensonge. C'est grâce à son mental, sa volonté de fer et aux mystérieuses forces du corps que le sportif est parvenu à dessiner les contours impressionnants de sa puissance hors normes. La surhumanité du sportif se mesure à l'expression de sa puissance corporelle. On admire les athlètes qui se signalent par leur vitesse. Pour entrer dans l'Hyperréel, il faut être en mesure de déjouer les plus farouches épreuves et de témoigner de la puissance, ce sésame surnaturel qui vous fait passer du réel à l'Hyperréel.
- L'hypocrisie est la condition sine qua non à l'épanouissement du mythe du héros sportif. Le réel est dénié au profit d'un Hyperréel, dans lequel s'ébattent l'admiration forcenée et le déni du réel. Si par malheur, le réel s'imposait avec usure et rappelait le dopage en vigueur, le lynchage public et médiatique serait à la mesure de l'ancienne exaltation ébaubie. La positivité intégrale ne supporte pas le rappel de la nécessité de la négativité. Plus la positivité est présentée comme importante, plus le négatif occulté est à la mesure de son déni. Je pense à la perfection que tutoient des champions qui n'ont plus rien de sportif, mais évoquent plutôt des demis-dieux exhibés de leur Olympe originaire (ce n'est pas un hasard si les Jeux olympiques désignent les concours sportifs les plus populaires). Zinédine Zidane ou Michael Jordan occupe cette place d'Intouchables, dont la puissance de signification est d'autant plus forte et magnétique qu'elle s'opère à partir d'une pauvreté en sens absolue. Il n'est par ailleurs pas question d'explorer la face sombre du champion en voie de déification : malgré certaines piqures de rappel, Zidane n'est pas ce footballeur impliqué dans plusieurs scandales de dopage. De ce point de vue, le public est d'autant mieux manipulé qu'il se révèle maanipulable à merci, et même le premier manipulateur de tous : il se moque de la vérité, pour se conformer à la mentalité de son temps, selon laquelle la vérité tient à la représentation et prime sur les informations contraires que le réel pourrait d'aventure renvoyer par maladresse et inadvertance.
- La surhumanité du héros sportif s'opère sur le terrain exclusif du sensible : plus la positivité se radicalise, plus elle nie les aspects non sensibles du réel pour se rabattre sur le culte du corps. Dans le débat sur la répartition problématique du corps et de l'esprit (voire de l'âme), la représentation du héros sportif tranche avec son réductionnisme coutumier : il n'est de réel que le corps et ce corps prend l'intégralité du champ. Corps magnifié jusqu'à l'excès (les bodybuilders), mais aussi corps remplaçant l'esprit. L'habituelle stupidité prêtée aux sportifs est d'autant plus excusée que chez eux c'est le corps qui pense.
- Comme dans le pacte de Faust, le Surhomme ne devient tel qu'au prix de l'hypothèque de sa vie. Pour accéder à sa dimension de héros bionique, le sportif cède son humanité en échange de ses super pouvoirs et de l'admiration générale. Le Surhomme est un homme qui vend sa vie contre sa transformation fallacieuse, comme Faust vend sa vie éternelle contre la félicité et les plaisirs sensibles. On remarquera la coïncidence entrer la carrière du sportif et la vie de Faust, tandis que l'existence post-sportive correspond à la vie après la mort, cette fameuse vie éternelle selon la tradition chrétienne. De la même manière que Faust vend son âme au diable en hypothéquant sa vie éternelle, le sportif vend son existence contre la promesse de sa carrière. Le diable, cette entité qui divise, est ici la modernité ultralibérale et réductionniste (réel renvoyé au sensible).
- La représentation du sport comme médiatisation du Surhomme est le passage obligé pour instituer un Hyperréel en lieu et place du bon vieux réel. La légitimité du héros sportif n'a de valeur que dans des bornes qui transcendent le réel. Le seul moyen d'y parvenir est encore de décréter que la représentation est devenue le champ intégral du réel. La représentation seule permet la distorsion du réel au profit de l'Hyperréel fantasmatique. Si les mythes de l'Hyperréel et du héros sportif correspondent au fantasme irréalisable de puissance de l'homme faible et promis à la mort, la seule manière de laisser croire que le fantasme s'est réalisé est d'user de la médiation de la représentation. Sans ces fameux médias, dont le nom indique la fonction de dénégation, le réel ne saurait subir la distorsion mensongère de la transsubstantiation qui, à défaut d'advenir en tant qu'ontologique, se contente des oripeaux du cathodique.
- La concordance troublante entre l'importance des médias, la prédominance de l'image cinématographique, la pornographie et le sport de haut niveau tient à la promotion que l'idéologie moderne dominante prétend insuffler : soit la réduction du réel au fini, qui ne pouvait se traduire que par l'assimilation du réel à sa représentation fantasmée. Le réel tel que l'homme aimerait qu'il soit est révélé par cet Hyperréel tout-puissant, où le destin de l'homme accouche du Bonheur et échappe aux lois de la destruction, de la maladie et de la mort (dans la réalité, ce havre de paix ne concerne que les bornes surprotégées de la carrière sportive. Les lois inévitables du réel se signalent avec usure une fois la carrière finie, puisque le héros sportif, en redevenant homme, ne tarde pas à payer le prix fort de son surrégime. Mais l'esprit de l'époque ne veut voir que la vitrine rutilante. Il ignore délibérément la maladie et la mort de ses champions, sauf à en faire des mythes déifiés.

Aucun commentaire: