Episode 14.
La romancière Héléna Marienské a le bon goût de rappeler que la jouissance chez les actrices de hard lui paraît une gageure incompatible avec la démarche du porno, qui est une démarche de contraintes, de normativité, de stéréotypes et de stricte observance du cahier des charges. Selon Marienské, bien qu'il soit de bon ton chez les hardeuses de clamer leur différence, leur sexualité hors normes ou le pied invraisemblable qu'elles prennent, quitte à revendiquer le caractère exceptionnel de leur sexualité, il est plus probable que Cespédès ait raison de rappeler le puritanisme qu'induit la démarche pornographique, puisque la notion de plaisir par l'échange est battue en brèche au nom du plaisir solitaire. Cette intervention est immédiatement contredite par Jean-François Davy, qui a tourné le premier documentaire-film porno, Exhibition, et qui est persuadé du caractère positif et libérateur de la pornographie sur l'époque et les mentalités. J'ignore si Davy est un idiot utile ou un sinistre cynique, mais Joignot en remet une couche en insistant sur le fait que la pornographie se situe dans l'ordre de la jouissance fantasmatique entre un homme et une femme. Une fois de plus, on aimerait rappeler à Joignot que son puritanisme exacerbé, travesti en ouverture d'esprit, l'empêche de considérer la pornographie comme une démarche concernant aussi l'homosexualité ou la bisexualité. Passons sur cet énième paradoxe. Gaspar Noé intervient pour expliquer que, contre l'esthétique outrancière et caricaturale de la pornographie, dans laquelle ni le réalisme, ni le plaisir ne peuvent se retrouver, il a tenté en vain, et à maintes reprises, de filmer l'amour normalement - comme dans la réalité, quoi. Selon Noé, rien n'est plus jouissif que de faire l'amour. On pourrait commencer par faire remarquer que l'exhibition de cet hédonisme matraqué est plus que douteux. Il est certain (et réconfortant) que le plaisir s'obtient par d'autres moyens que par le biais de la sexualité (qui est plus débridée, irréaliste et outrancière). Heureusement! Je n'invoquerai que l'expérience du plaisir esthétique (contemplation d'oeuvres d'art) tel que Schopenhauer le mentionne avec brio et perspicacité. L'écoute d'une mélodie géniale, le spectacle d'un chef-d'oeuvre pictural ont autant de valeur que ce plaisir sexuel magnifié (c'est-à-dire galvaudé) que l'on exhibe pour faire passer la pilule amère - oublier à quel point la civilisation se réfugie dans l'hédonisme quand elle manque de fins et de hauteur, quand elle est engluée avec désespoir dans la finitude. Noé renchérit en s'insurgeant contre le droit à montrer des tueurs en série alors qu'il est interdit d'exhiber le spectacle de la sexualité. La comparaison de Noé vaut son pesant d'or. Quel rapprochement révélateur! Rapprocher le hardeur du tueur en série, personne n'aurait osé - à part un réalisateur de films pornos! C'est effectivement le cas, pour cette raison simple que l'individu coupé de son rapport à l'infini, immergé dans la finitude comme une malédiction diabolique, ne peut qu'accéder à la destruction du réel. Destruction symbolique dans le cas de la pornographie; destruction physique dans le cas du serial-killer. Dans les deux cas, la répétition comme enfermement frappe, le terme de serial révélant cette réalité psychotique latente. La figure littéraire du tueur en séries ou du psychopathe à dominante sociopathe est une des constantes inquiétantes de la modernité - avec le hardeur, justement. J'invoquerai à cet effet le best-seller inquiétant et gore de Bret Easton Ellis, American Psycho, dans lequel le tueur en séries se conjugue, en un dédoublement schizophrène impressionnant, au modèle de la réussite ultralibérale, le parfait golden boy américain. Que Gaspar Noé se rassure : il est heureusement plus réjouissant et plus jouissif de faire l'amour que d'être acteur ou spectateur d'un porno, comme il est heureusement plus jouissif de faire l'amour que de recourir aux services tarifés d'une péripatéticienne. Son étonnement quant à l'absence de sexualité explicite (au sens d'explicit lyrics, formule bien connue des adolescents adeptes de gansta rap) dans la littérature ou le cinéma est plutôt étonnant de prime abord. A y bien regarder, l'incompréhension cède le pas devant la lucidité. Si aucun film ne représente la sexualité de manière aussi explicite que la pornographie, c'est que la sexualité n'est pas représentable et que sa représentation aboutit nécessairement à sa déformation et sa trahison (si l'on accepte le postulat, guère contestable, selon lequel la sexualité effective se situe aux antipodes de la sexualité pornographique, dans un élan de différenciation salutaire). Clément Rosset remarque que la partition entre la littérature et la production érotico-pornographique suit une curieuse distinction : les oeuvres les plus excitantes étant bien souvent celles où le sexe est suggéré, où la démarche du fantasme (qui est de cacher et de sublimer) est respectée, alors que les oeuvres érotiques ou pornographiques ratent leur dessein affiché (prétexte il est vrai au vrai dessein, de nature plus pécuniaire qu'esthétique). Ce sera ma conclusion sur ce point : plus on en montre, moins le désir se trouve stimulé - à moins de considérer que la stimulation est purement mécanique, mimétique, frénétique (affectant les premières minutes). Noé ne s'est-il toujours pas aperçu que le pornographique, non seulement exprimait les fantasmes les plus outranciers et grandiloquents de la puissance mal assurée, celle qui vacille quand on lui rappelle qu'elle ne saurait se mouvoir dans le fini seul, mais était le plus puissant tue-l'amour qui soit - l'inverse de ce qu'il prétend être à longueur de propagande : un libérateur de tabous, un efficace stimulant érogène pour couples en mal de libido, le moyen de transformer le sexe et le plaisir en Souverain Bien.
mardi 22 mai 2007
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