jeudi 31 mai 2007
Aux frontières du réel
Si l'on veut comprendre la tendance de la modernité, il serait fallacieux de s'arrêter aux diagnostics de concurrence, de consommation, de marchandisation, de mondialisation ultralibérale, d'assassinat du monothéisme... Tous ces symptômes reposent sans doute sur la grande affaire humaine : le désir. Le désir - ou l'énergie. Dans tous les cas, la formidable violence qui étreint l'homme n'a jamais été jugée négative que dans la mesure où l'énergie se retournait contre l'homme et son monde. Le fait que ce soit ce qui se produit suffit, plus qu'un long discours, à démontrer que le système qui domine actuellement est un système dont l'efficacité à court terme cache l'impéritie à long terme. L'idée de mondialisation contient en son développement la destruction. Bien entendu, aucun des acteurs n'a conscience de cette évolution, à part peut-être ceux qui la subissent et qui ne se plaindraient pas en cas de changement. Que s'est-il passé pour que la disparition de l'homme ne soit plus le fantasme de quelques aisés désœuvrés en mal d'existence (ainsi de Pline le Jeune, selon l'anecdote que rapporte à de multiples reprises Clément Rosset), mais l'effrayant spectre nimbant de son ombre consternante l'horizon du troisième millénaire? La pérennité du système qui nous régit repose sur une mauvaise appréciation du désir - soit de l'énergie qui meut l'homme. Admettons que la violence soit l'énergie qui détruit. L'homme ne s'est jamais plaint de disposer de cette violence quand elle ne lui nuit pas. La destruction croissante de l'environnement n'est un problème que dans la mesure où elle remet en question l'avenir de l'homme. Si le pillage et le saccage de la planète n'aboutissait qu'à engendrer un surcroît de bien-être et de plaisirs pour l'homme, nul doute qu'il n'en manifesterait aucune inquiétude - à l'exception d'une escouade de nervis écologistes animés par la haine de l'homme, de la vie ou du réel. Tel n'est pas le cas. L'homme détruit son environnement parce que les coordonnées de son système de représentations sont faussées par une erreur de programmation initiale. L'homme a basculé dans la modernité lorsqu'il a modifié les valeurs régissant son désir. Jadis, le désir humain était travaillé de l'intérieur par la conscience de sa limite. On vivait pour la vie après la mort. Entre temps, on savait que l'on mourrait et que l'on endurerait les affres de la maladie. L'accession à la modernité s'est traduite par la modification radicale de la séparation entre l'intériorité du monde de l'homme et son extériorité, assumée par Dieu. Désormais, l'homme a aboli cette séparation de frontières ontologiques, entre le territoire connu, qu'il administrait, et l'inconnu, auquel il prêtait le pouvoir d'administration transcendante et universelle. L'extériorité gérait l'intériorité, en quelque sorte. La révolution de la modernité est ontologique, faut-il le rappeler. L'homme a décrété que cette séparation n'avait plus cours et que désormais, l'homme s'occuperait de tout gérer. L'exigence tenait de la démesure : en abolissant l'intérieur et l'extérieur, l'homme s'est mis en demeure de tout gérer. L'ancien but de la vie se situait justement après la mort. La nouvelle fin découlait de cette abolition radicale, de cette positivité absolue, qui attribuait à l'homme la possession du réel dans son entièreté. Maître et possesseur de la nature, l'homme a cherché pour sa vie un but à sa mesure. Il a décidé de s'emparer du monde en trouvant le seul moyen d'exprimer l'assouvissement de sa puissance temporelle : le plus sûr moyen de parvenir au bonheur est encore, nécessaire fatalité, d'abolir l'effort et d'instaurer le règne du désir immédiat et comblé. Le comble du désir est de lui impartir sa fin. Le propre du désir est, faut-il le rappeler, d'être à jamais incomplet, pour suivre le devenir et l'édification toujours en gestation du réel. On remarquera que la revendication de complétude du désir correspond à l'attente de possession du réel dans sa complétude. Les lois du désir recoupent celles de l'ontologie. La revendication de complétude du désir exprime le besoin d'un réel stable, rassurant et accueillant et le refus du risque et de l'imperfection. Mal heureusement, ce n'est pas parce qu'on décrète que ses désirs sont des réalités que le réel s'en trouve changé. En abolissant l'effort, soit le fait de pointer la puissance du désir vers un objet extérieur, qui n'est autre que le rapport de l'homme au réel, l'homme n'a pas supprimé la violence formidable en gestation dans son désir. Il l'a simplement retournée contre lui-même, au nom d'une condamnation hypocrite qui ne règle en rien le problème de fond du désir : tant il est vrai que le désir humain n'est pérenne que dans la mesure où son énergie se trouve investie par une délimitation entre intériorité et extériorité.
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