dimanche 20 mai 2007

Ce soir ou jamais?

Episode 11.

Décidément, les propos de Joignot sont de joyeux joyaux! Poursuivant ses explications alambiquées sur la pornographie et les moeurs, Joignot s'emberlificote sous l'oeil de la caméra. Il explique ainsi : "Ce qui se passe dans la sexualité, au moment où l'on passe à la dimension de plaisir, ce que l'on a appelé le sexe, ou le cul, qu'on est entre deux personnes, ou d'autres, qu'on est dans le sexe et qu'on se rencontre, je pense que la prostitution, nous le sommes tous d'une certaine façon, c'est-à-dire qu'on veut tous se faire jouir. Ce qui est intéressant dans la pornographie, c'est qu'elle représente l'espace de la jouissance. Et l'espace de la jouissance, tout est possible, là. Ce qui se passe au moment où on jouit, on ne peut rien dire là-dessus. On ne peut rien juger, on ne peut pas en parler." J'ai essayé de retranscrire de mon mieux la pensée de Joignot, bien que son raisonnement ne soit pas facile à suivre à l'oral. Voilà qui n'est pas grave. Joignot est le digne représentant d'une certaine pensée 68, la mauvaise, si je puis dire, selon laquelle la libération sexuelle passerait par l'impossibilité de porter un jugement. Pensée démagogique, qui sert les intérêts ultralibéraux dans la mesure où elle prétend les abolir de façon utopique (à cet égard, les soixante-huitards démagos furent les idiots utiles de la mondialisation ultralibérale qu'ils dénonçaient). On remarquera en passant cette propension fascinante que possèdent en fond propre les néo-soixante-huitards et qui consiste à légitimer (théoriquement) tous les comportements au nom de la condamnation de la morale. Cette attitude se situe dans l'air du temps, mais illustre aussi la lâcheté humaine quand il s'agit de s'opposer à certaines vulgates, y compris quand elles sont manifestement ineptes. Ce refus de la morale au nom des conséquences hideuses du moralisme s'apparente à une morale du laissez-faire, qui rétablit le droit des plus forts, des puissants, et l'oppression des faibles au nom du combat contre les hypocrisies, les turpitudes et, pis, contre l'oppression. Dans cette optique, la jouissance est l'apanage de privilégiés, auxquels la naissance, le pouvoir, la richesse donnent accès à la domination sans partage et sans contestation. Joignot se récrierait sans doute à l'énoncé d'une telle constatation, mais il est d'autant plus urgent de revenir sur ses propos qu'ils sont énoncés au nom d'une certaine philosophie et qu'ils sont philosophiquement pauvres.
1) Tout d'abord, il est (intellectuellement) choquant que Joignot puisse sans se disqualifier ramener l'espace du plaisir et de la jouissance à la prostitution, soit au fait de traiter l'autre comme un objet pour accéder au plaisir. Ce coup de force contre le réel, qui valide au passage le principe de l'esclavage au nom d'un donné anthropologique inaliénable, induirait que le plaisir corresponde à une opération de réduction du réel aux bornes du fini. Nous ne nous situons plus ici dans l'exercice d'une définition minimale, mais dans celui d'une définition partielle et partiale.
2) Doit-on inférer des affirmations de Joignot que la jouissance d'autrui passe par sa réduction au statut d'objet? Le raisonnement n'est pas seulement spécieux ou bizarre. Il transpire l'odeur rance de la perversion ambiante. Car l'échange quel qu'il soit suppose précisément que l'on ne postule pas cette réduction de la personne à l'objet. Il serait déjà erroné de penser que le plaisir de soi passe par la réduction de l'autre au statut d'objet. Il est a fortiori aberrant d'estimer que cette réduction est nécessaire, non pour soi, mais pour l'autre. Il faudrait savoir : soit la pornographie est l'enseignement qui mène au plaisir, soit il est une gigantesque supercherie. Il semble que, par-delà la voix hésitante de Joignot, ce soit l'époque qui peine à se déterminer sur la question du plaisir : faut-il seulement considérer son plaisir personnel (et dans ce cas, les arguties que dispense Joignot sont odieuses), au risque de proposer une approche aristocratique du plaisir, où le dominé, majoritaire, n'aura d'autre choix que de ramener le plaisir à la domination qu'il subit pour se donner l'illusion du plaisir; ou faut-il établir le plaisir dans l'échange et le dialogue réciproques, auquel cas les propositions de Joignot (et de l'époque) sont ineptes (contradiction dans les termes)?
3) Dans le plaisir, tout est possible, édicte béatement Joignot, comme s'il énonçait une vérité profonde. Cet aveu terrible comme un coup de semonce impromptu résonne en moi comme l'écho à la célèbre formule de Dostoïevski : "Sans Dieu, tout est permis". Cette formule exprime et exalte le totalitarisme débridé, soit que Joignot considère que la sexualité est un espace exceptionnel, dont l'exception contraint au cloisonnement, soit qu'il s'aveugle sur ses propres positions. Il est certain que le tout est permis est la formule antithétique à l'exercice sain de la liberté (qui commence là où finit celle d'autrui). Il est remarquable que Dostoïevski, dont on n'a pas attendu Joignot pour s'aviser de son génie visionnaire, situe le passage du totalitarisme débridé à la négation de Dieu : comme si l'avènement de la réduction finie impliquait le règne de la domination, de la destruction et du cynisme. C'est effectivement le cas et il est d'autant plus curieux que Joignot n'opère pas le rapprochement entre l'esthétique pornographique de plus en plus violente et les racines de cette surenchère logique et conséquente. Il est pourtant le premier à dénoncer l'univers inquiétant du gonzo et des gangs bangs contemporains.
4) L'idée selon laquelle rien ne peut être dit sur le sexe est associée chez Joignot (et l'époque, je le répète, tant il est vrai que sur ce point, Joignot en est son médium à son esprit défendant) à l'idée que tout est possible en matière de pratiques sexuelles. Singulière manière de légitimer la pornographique que de passer du mystère du sexe à la validation de ses réalisations les plus extrêmes! Katsuni et Millet revendiqueront curieusement sur le plateau comme des fantasmes virtuels leurs pratiques, alors même qu'elles les ont accomplies effectivement. On touche ici au noeud gordien de la perversion, qui consiste à dénier au réel sa réalité au nom du fantasme de toute-puissance du sujet désirant substituer ses attentes au cours du réel tel qu'il se manifeste dans son devenir inquiétant parce qu'étranger et sans emprise. Le fait de dénier au jugement une pertinence sur le temps de la sexualité revient à refuser toute limitation et à encourager avec un aveuglement stupéfiant les dérives que Joignot sera le premier à dénoncer en fin d'émission et dont il a fait la matière de son ouvrage Gang bang, Enquête sur la pornographie violente
. On observera au surplus que l'idée d'une atemporalité de la sexualité ressortit de l'utopie, à l'instar du spleen baudelairien, et qu'il arrive plus souvent qu'à son tour que l'utopie serve les vents contraires. La disjonction entre l'analyse de la pornographie et de la sexualité chez Joignot et son analyse à charge des dérives pornographiques ne lui permet pas d'entrevoir que les deux démarches sont intimement liées et que ce sont des arguties comme les siennes qui permettent aux gangs bangs de prospérer sur le terreau du refus d'interdire et de la défense de la liberté. En somme, cette condamnation néo-libérale et ambiguë sert les desseins de l'industrie pornographique, qui, par ailleurs, est contrainte à pratiquer la surenchère dans la domination et la destruction si elle veut s'assurer de son chiffre d'affaires chatoyant.

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