lundi 28 mai 2007
Le lièvre et la torture
En assistant à la déferlante ultralibérale dont les slogans envahissent la France, pour le plus grand bonheur des gogos bobos du Loto, il me souvient que, à en croire du moins Wikipédia, "l'étymologie de travail renvoyait au bas latin tripalium (VIe siècle) instrument de torture formé de trois pieux. Trois bâtons, deux verticaux et un placé en transversale auquel on attachait les esclaves pour les punir, ou les animaux pour les ferrer ou les soigner. Au XIIe siècle, travail = Tourment, souffrance. Travailler = Tourmenter, souffrir. Il désigne ce qu'endure la femme dans l'enfantement. Le mot travail est aussi associé à Adam et Ève : la pénibilité du travail serait une sorte de condamnation divine pour avoir tenté de goûter au fruit de la connaissance." Si l'étymologie dit vrai, si les privilégiés des sociétés aristocratiques fuyaient le travail (je n'ai pas dit l'effort noble...) pour refiler la patate chaude aux malheureux opprimés, esclaves et cerfs en tête, nos sociétés imbues de leur démocratisme en sont venues au point de réhabiliter la vertu du travail pour l'homme. Le travail ne serait-il plus une torture à l'ordre du jour, mais la libération tant vantée dont on nous rebat les oreilles à longueur de temps, au point que la propagande parvient à culpabiliser la plupart des citoyens moutonniers et serviles qui s'aventureraient à émettre quelques réserves sur la pertinence des valeurs qu'on leur impose comme d'indiscutables bienfaits? Le paradoxe n'est pas mince affaire : à une époque où jamais le progrès n'a autant permis à la technique de se substituer à l'action humaine pour les tâches ingrates, au point d'engendrer l'abolition de l'esclavage, on serait en droit d'attendre que la diminution du travail hebdomadaire poursuive le rythme qu'elle observe depuis un siècle et demi, pour tourner aux alentours de la vingtaine d'heures - et pas davantage. Peine perdue! L'insigne majorité est sommée de travailler toujours et encore plus depuis dix bonnes années, en un retournement inquiétant de la tendance démocratique. D'où la vraie question : pourquoi travaillerait-on autant? L'humanité aurait-elle à affronter un danger extérieur qui la contraint à l'effort le plus exceptionnel et justifié - au sens où l'on parlait d'effort de guerre par le passé? Que nenni, mon bon prince! L'humanité est sommée de travailler pour enrichir une poignée d'actionnaires multimilliardaires qui crèveraient de s'enrichir en quelques années sur le dos de leurs affidés! C'est dire que le but auquel s'astreint l'humanité aveuglée est absolument vain. En panne de fins effectives et extérieures, l'homme s'en invente de fallacieuses et internes pour justifier de son goût pour la vie. La domination du troupeau par quelques bergers peu scrupuleux a toujours été la marque de fabrique des descendants d'Adam et Eve. Vivre pour se torturer, la morale moderne que l'on nous promet aurait de quoi faire frémir. Le fait qu'elle n'engendre que de timides et sporadiques réactions, vite canalisées par la pensée du devoir de citoyen, en dit long sur l'hédonisme censé diriger nos actions d'Occidentaux rationnels et critiques. Tu parles d'un hédonisme! Hédonisme : terme que les manipulateurs du vingtième siècle forgèrent pour pousser leurs contemporains dans la nasse du travail. Quand je pense qu'on trouve des philosophes, des sociologues ou des psychanalystes, tous intellectuels érudits et patentés, pour nous vendre le mythe du Plaisir et du Bonheur auxquels le travail nous mènerait gaillardement! Le goût pour la torture rejoint ici le totalitarisme explicite tel qu'il se pratique en Chine ou en Inde avec la bonne conscience des pratiques ataviques et immuables. Que l'ultralibéralisme soit un totalitarisme travesti n'est certes pas une surprise. L'aspect remarquable résiderait plutôt dans l'assimilation du plaisir ou de la réalisation de soi à la torture (pratique de tortionnaire totalitaire s'il en est). Il faut que la modernité ait bien dénié la souffrance inscrite dans l'existence pour en arriver à renier sa trame secrète, inscrite dans nos comportements quotidiens. Car il serait oiseux et hypocrite de se voiler la face sur la tartufferie de la modernité : la souffrance est bel et bien inscrite dans notre pain de chaque jour. Si l'on a fabriqué le nihiliste moderne sur le fondement controuvé du Bonheur ayant définitivement remplacé, grâce à la science et la technique, les efforts de l'ancien régime, c'est que la fable et la farce du Bonheur s'intègrent dans une stratégie d'occultation remarquablement perverse (où l'on voit que la perversité est la constante emblématique de l'époque) : le Bonheur n'existe que dans la mesure où il prend la place fantasmatique de la souffrance. Ce n'est pas que la souffrance ait été remplacée par l'adjonction de quelque miracle confinant à la grâce. Le seul moyen d'opérer la transmutation consiste à pratiquer le déni, en faisant croire que l'expérience de la souffrance évoque à présent celle du bonheur. Je souffre? Quel bonheur! Je meurs? C'est que je vis! Rien à redire sur cette technique de forclusion, qui crée des Surhommes à partir de mollassons insipides et dégénérés. Au final, les bénéficiaires de cette gigantesque arnaque sont les idiots utiles qui croient aux vertus de l'opération Vie Propre et, surtout, la poignée de cyniques qui se persuadent que les biens pris en cette vie sont les seuls qui méritent l'attention - et qu'après Moi : le Déluge.
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