dimanche 24 juin 2007

Au nom du Vénal Marquis

Pour résumer la valeur de la pensée de l'improbable BHL, dont l'existence prouve in concreto et in petto que tout possible est réalisable, je ne trouve rien de mieux que de citer le numéro 927 du Cahier Samedi du Nouvel Economiste, en date du 7 janvier 1994, dont j'ignore tout et qui se trouve apparemment proche du Monde Diplomatique (http://www.monde-diplomatique.fr/documents/bhl/cuisine/). Je ne résiste pas au plaisir d'y adjoindre un commentaire de Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, auquel je renvoie pour de plus amples consultations internet (http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/bhl/).

"Enquête sur le système BHL, Dans les cuisines du Bernard-Henri Lévisme.

De Mitterrand, de Minc à Lagardère, du Quotidien à Arte, de l’Afghanistan à la Bosnie, « le plus beau décolleté de Paris », comme le surnomment les fâcheux, soigne ses réseaux et cultive avec brio le terreau médiatique. Sans jamais renier l’idéal qu’il s’est fixé : lui.
Rendez-vous était pris avec Bernard-Henri Lévy pour un lundi matin, rue Madame, dans le 6ème arrondissement de Paris. Mais il aura suffi de mentionner la venue d’un photographe pour provoquer aussi sec la réaction suivante de son secrétariat : « dans ce cas, l’après-midi serait mieux venu. »
A de tels détails, on reconnaît les pros. Peu importe à BHL d’être devenu l’intellectuel le plus influent de sa génération, le conseiller du prince, celui de tous les princes, le défenseur le plus en vue des causes humanitaires depuis l’Afghanistan jusqu’à la Bosnie. Avant tout, il reste l’amoureux de sa propre image. Et quelle image...Cette brûlure portée par la mèche noire et la chemise ouverte, cette espèce d’impatience qui lui tient lieu de légende. La révélation date de son apparition, un soir de 1977, lors d’une émission de Bernard Pivot où, « nouveau philosophe » à l’écharpe blanche, il stigmatisait le totalitarisme et dénonçait le goulag. Il avait 29 ans.
Les médias jouent un rôle central dans cette vie construite sur les plateaux de télévision. Très tôt, les réseaux médiatiques de Bernard-Henri Lévy se mettent en place. A peine sorti de Normale Sup et des jupes du philosophe Louis Althusser, grand ami de son père qui le fera signer son premier papier dans Les Temps modernes, le jeune homme sévit dans le Quotidien de Paris, rubrique Idées. Là, il rencontre Michel Butel, un autre mordu de la presse, qui écrivait alors sur le football. Entre les deux hommes naît aussitôt une de ces multiples SAM (sociétés d’admiration mutuelle) qui jalonneront l’itinéraire de BHL. Fascination réciproque, encore entre le jeune normalien et le tonitruant Maurice Clavel, chroniqueur inspiré du Nouvel Observateur, qui n’en finit pas de lancer, depuis sa colline de Vézelay, des imprécations définitives contre Georges Pompidou et sa République louis-philipparde.
Dès 1969, Bernard Lévy, qui n’est pas encore BHL, écrit dans la revue de Marek Halter qui tente déjà de jeter des ponts entre juifs et Arabes. Depuis, pas un ascenseur qui n’ait été renvoyé entre Halter et Lévy, les Roux-Combaluzier, les Bouvard et Pécuchet de tous les droits de l’homme. On les verra, plus tard, parrainer avec efficacité la naissance de SOS Racisme : « Ils nous ont ouvert pas mal de portes », admet le député socialiste Julien Dray, qui fut, avec Harlem Désir, l’un des fondateurs du mouvement.
Très vite, les réseaux deviennent aussi politiques : en 1971, le jeune homme, type Rastignac prononcé, rencontre François Mitterrand, alors premier secrétaire du Parti socialiste, qui ne ratera plus alors un seul anniversaire de ce nouveau compagnon de route. BHL est sollicité pour devenir conseiller du premier secrétaire, au même titre que Jacques Attali ou Edith Cresson.
« Quel secteur voulez-vous ? lui demande Mitterrand.
Ce qui reste », répond l’impétrant.
Ce sera l’autogestion. Le sujet est bon, et notre ami s’empresse de proposer un livre à Françoise Verny, déjà grande prêtresse de l’édition chez Grasset. « J’attendais Bernard en haut de l’escalier, raconte celle qui deviendra une inconditionnelle. Il venait d’éditer Les Indes rouges chez Maspero. Il était superbe, curieux de tout. Il y avait chez lui une espèce de liberté, de ras-le-bol du dogmatisme marxiste. Autant vous dire que le garçon me passionnait plus que le Bangladesh ou l’autogestion. »
Rebelle mondain
BHL lance ainsi sa première collection chez Grasset. « Tout lui réussissait, raconte, ébloui, l’éditeur Gilles Herzog, le monde parisien ouvrait les bras au rebelle mondain. » Peu après, il lance son propre quotidien, L’Imprévu. La passion pour la presse, encore et encore. La une du premier numéro est consacrée à un long entretien avec François Mitterrand à Latche. Et la photo est signée Marie-Laure de Decker.
Déjà, toute la bande était là : Jean-Paul Enthoven, alors au Nouvel Obs, l’alter ego ; Gilles Herzog ; Paul Guilbert, à l’époque au Quotidien, devenu depuis chef du service politique du Figaro ; ou encore Dominique Grisonni, directeur littéraire chez Hachette. Un quart de siècle plus tard, on retrouve les mêmes, aussi bien dans les colonnes de Globe Hebdo que dans sa revue La Règle du jeu. Chaque samedi matin, on voit BHL et Enthoven, mal rasés, prendre leur petit déjeuner au premier étage du Café de Flore. Aux antipodes du cosmopolitisme proclamé, les amis de Bernard revendiquent un fonctionnement de bande et de tribu : comme s’ils étaient liés par un pacte tacite.
Mieux, toute question osée sur la dérive clanique n’est absolument pas jugée agressive : « Nous sommes un clan, c’est clair, un peu à la façon d’une franc-maçonnerie, explique l’industriel Pierre Bergé, l’un des fondateurs de Globe. Nous pardonnerons à tous nos amis et rien à ceux qui nous sont éloignés. C’est injuste, mais c’est la vie. » Une SAM de plus : « Je pourrais utiliser son nom sans le lui demander, et l’inverse est vrai. »
Enfant du siècle, BHL est aussi un enfant gâté : L’Imprévu est financé par son père, un industriel qui a fait fortune dans les bois coloniaux. Bernard vivait, à l’époque, au-dessus du restaurant Drouant d’où il se faisait porter force canapés et petits fours. Dure jeunesse : L’Imprévu ne sortira que onze numéros, et papa ne paiera pas la note de chez Drouant, qui sera retenue sur son maigre salaire de directeur de collection. Qu’on se rassure : le succès de La Barbarie à visage humain, son premier vrai livre, paru chez Grasset en 1977, lui permettra de rebondir.
Savamment orchestré vingt-cinq ans durant, ce tourbillon médiatique donne aujourd’hui à BHL un formidable pouvoir d’influence. Fondé sur de solides réseaux dans le monde de la critique : Gilles Anquetil, membre du comité de rédaction de La Règle du jeu, au Nouvel Observateur ; Jean-Paul Enthoven, au Point ; Luc Ferry, directeur de collection chez Grasset, à L’Express.
Son influence s’étend désormais au monde des affaires : Lévy est très proche d’Alain Minc, autre agitateur d’idées, de Maurice Lévy, patron de Publicis, de Jean-Luc Lagardère, numéro 1 de Hachette, ou encore de François Pinault, qui a racheté une partie de l’affaire familiale.
Les réseaux politiques, aussi, sont puissants. A son mariage avec Arielle Dombasle, c’était à La Colombe d’Or à Saint-Paul de Vence, assistaient aussi bien Alain Carignon, qui le nommera à la tête du conseil d’administration d’Arte, que Jack Lang, qui l’avait choisi pour présider la commission d’avance sur recettes du cinéma. Un coup à gauche, un coup à droite. Après Mitterrand, Balladur : entraîné par Arielle chez sa copine Marie-Hélène de Rotschild, Bernard fait la connaissance d’Edouard, « un homme charmant ». Depuis, le Premier ministre et son directeur de cabinet, Nicolas Bazire, sollicitent les conseils du maître : « Bernard aime être le conseiller du prince, même quand les princes changent », admet Françoise Verny. « Bernard a repris l’ancienne tradition des juifs de cour qui régnait à la cour de Guillaume II, explique Herzog. Il est mu par un sentiment de fragilité qui le pousse à se rapprocher du pouvoir, il reste persuadé que l’histoire est tragique. » Admirateur du dandy Benjamin Disraeli, politique et écrivain anglais du XIXe siècle, BHL aime à se présenter comme un conspirateur : « J’aurais pu naître Vénitien. »
Beaucoup de bruit et de fureur... qui lui valent quelques inimités aussi solides que ses relations. La bande traite collectivement ses adversaires de « Maison de la culture », qui ne rechigne pas à les faire passer pour des adeptes d’un marxisme mal digéré. Les Bourdieu, les Vidal-Naquet, les Finkelkraut ? Autant de jaloux, d’aigris : « Bernard a quelques livres d’avance sur eux, voilà tout », tranche Herzog. Pour le reste, « ce sont des pisse-froid, clame Françoise Verny, ils me font chier, ils ne savent pas être légers ».
Mais voilà, avec le temps, les « pisse-froid » ont appris à faire face. Pour peu que la revue Esprit organise une manifestation sur la Bosnie, et d’aucuns, à l’avance, crient déjà au feu : « S’il est là, nous sommes salis. » Il suffit qu’un comité de défense des intellectuels d’Algérie s’organise, derrière Pierre Bourdieu, pour que BHL soit proprement et carrément écarté. Dans sa dispersion et sa médiatisation, il révélerait l’état d’une société vendue à l’idéologie journalistique. « Son succès souligne la dégradation du monde intellectuel, explique l’un de ses adversaires déclarés. Le désir d’œuvre est, chez lui, une désir d’avoir écrit, de gérer une notoriété. »
Même sa rigueur est mise en cause, notamment pour son action à la tête de la commission d’avance sur recettes : « J’ai rarement vu un être aussi frivole », tranche l’un des principaux agents de la place. Le metteur en scène Claude Chabrol aurait été victime de son ostracisme lors de la réalisation de L’Œil de Vichy. La première rencontre entre le producteur Jean-Pierre Ramsay et BHL, qui présidait alors la commission, se passe fort bien : « C’est merveilleux, affirme Bernard-Henri Lévy, je veux faire le sujet. » Les historiens Azema et Paxton refusent. Résultat, Chabrol n’aura pas un sou.
Tout, dans cette ascension si savamment orchestrée, conforte sa réputation « de plus beau décolleté de Paris ». La paternité de l’expression, aujourd’hui difficilement contournable, a été attribuée tout à tout à l’humoriste Pierre Desproges et à l’écrivain Angelo Rinaldi. Comme le premier n’est plus et que le second est édité chez Grasset, le mystère risque bien de rester entier. Que BHL, en revanche, prenne la pose, de préférence avec madame, ne constitue pas franchement une révélation. « Bernard a pu biberonner un peu trop aux médias et parler aussi bien des jambes des femmes que du goulag », explique Gilles Herzog. « Il conçoit sa vie en termes de communication, précise Françoise Verny. Il joue toutes les cartes à la fois, ce qui n’est pas prudent dans un pays comme le nôtre. » Et d’ajouter : « Il aime le jeu médiatique, et ne fait pas vraiment d’efforts pour s’en extraire. Lorsqu’il a écrit Le Jugement dernier pour le Théâtre de l’Atelier, je lui a dit : "Mon chéri, il faut choisir : ou faire une pièce philosophique, ou poser avec Arielle dans les magazines". »
« Indice de flottaison du nom »
Objection rejetée : « La pièce était en train de mourir, tous les critiques étaient contre nous. » N’est pas Camus qui veut : Le Jugement dernier n’a tenu que quatre-vingt-deux représentations au Théâtre de l’Atelier, et encore, avec des salles à moitié vides, bourrées d’invités. Soit 28 024 francs de recettes contre 65 000 à 70 000 francs pour des salles pleines. « Alors, avec Arielle, raconte Bernard, on a décidé de brûler nos dernières cartouches et de faire quelques photos pour Paris-Match, mais on l’a fait la rage au ventre. » L’épopée sur papier glacé : n’est pas Malraux qui veut. Avec son ami Philippe Sollers, dont il dit -SAM oblige- le plus grand bien dans Les Aventures de la liberté, BHL a inventé les jolis concepts d’« indice de flottaison du nom » et de « gestion de surface imprimée » (GSI). Pas de souci : « On m’a parlé autant de la pièce de BHL, 4% tout au plus de l’ensemble de mon travail, que de tous mes autres spectacles réunis, » explique le metteur en scène du Jugement dernier, Jean-Louis Martinelli. Qui précise : « J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui, son pouvoir de séduction est immense. Mais ce qui me gonfle, c’est son discours adapté à tous les médias. »
Aujourd’hui, Lévy semble comme avalé par cette machine médiatique qu’il a lancé avec tant de talent. Comment renoncer à passer dix jours pour Noël à Sarajevo ? Comment échapper aux comités de lecture de Grasset et aux assemblées générales d’Arte ? Figure politique philosophique et mondaine, il mélange les cartes mais pas sans malignité. L’année de la publication de La Barbarie à visage humain, l’auteur participe à une adaptation télévisée d’Aurélien, où il joue le rôle d’un poète surréaliste et coureur à la fois. « BHL ? Un philosophe en caleçon », titre le Figaro magazine. Incorrigible, Bernard en est encore hilare.
Plus récemment, l’écrivain promène le président bosniaque Alija Isetbegovic dans une tournée des chancelleries qui le mène successivement au Vatican, chez le président François Mitterrand, auprès du chancelier Kohl. Mais se fait excuser à Madrid auprès du roi Juan Carlos... pour cause de mariage en Provence. « Ce fut le comble du non-raccord », constate BHL, ravi.
Quand il « s’enferme pour écrire », cela revient à trouver refuge dans le plus grand anonymat au Raphaël ou au Lutétia, deux hôtels star de la capitale, à fuir en Californie pour suivre un tournage d’Arielle, ou encore à passer quinze jour au Maroc à la Mamounia, d’où il revient précipitamment pour répliquer aux accusation de Claude Berri d’imposer Arielle dans les projets financés par la commission d’avance sur recettes.
Constamment sollicité, privé de retraite, boulimique, il serait incapable d’affronter l’œuvre solitaire et singulière.
« Larguer tout, partez à la campagne..., lui dit lance Martinelli pendant les répétitions du Jugement dernier.
- Je sais bien qu’il faudrait, mais je n’ai pas le droit d’arrêter », répond l’intéressé.
Même les proches soulignent cette incapacité fondamentale. « Bernard a eu la notoriété dont il rêvait à trente ans, souligne Gilles Herzog, mais il n’a pas encore eu la gloire. Pour cela, il devra s’extraire du jeu médiatique, mais il n’a pas encore trouvé la recette. » Plus lucide qu’il n’y paraît, BHL admet « éprouver les jours de mélancolie, le sentiment d’une incohérence fatale ». Et ajouter, emphatique : « Laissez-moi encore trente ans pour démontrer que tout cela, qui peut apparaître chaotique, recèle une cohérence secrète. »
La chronique réinventée
Reste que l’homme a constamment pris des positions décapantes dans d’innombrables chroniques, un genre qu’il a complètement magnifié et réinventé : défense des droits des palestiniens à la fin des années 60 ; attaque du naturalisme philosophique et de la bonne nature rousseauiste de Mai 68 ; soutien à Salman Rushdie contre le quai d’Orsay pour lui offrir son visa ; défense d’Arte contre la droite. Dès l’été 1982, il dénonce dans Le Matin, la participation des communistes au gouvernement, sans hésiter à braver les foudres de l’Elysée comme des dignitaires socialistes : « Le scandale, le vrai, c’est le flegme avec lequel nous avons admis d’avoir, au gouvernement de a France, des hommes, qui, en quinze ans, ont successivement célébré la liquidation du printemps tchèque, l’écrasement du peuple afghan ou, plus récemment, la répression brutale du mouvement démocratique polonais. »
A lire les quatre tomes de ses excellentes contributions dans pas moins d’une vingtaine de journaux, on est saisi d’un doute. Et si sa vrai distance était la chronique ? Si BHL était plus proche du Mauriac du Bloc-Notes que du Malraux de L’Espoir ? Goethe écrivait que « l’homme est immortel à sa juste place ». BHL, serait-il immortel à sa juste place de propagandiste génial ?
Pure hypothèse, encore que sacrilège pour un écrivain qui, faute d’avoir pu décrocher le Goncourt, ne rêve, dit-on, qu’au prix Nobel de littérature."
NICOLAS BEAU.

"Qui a tué Daniel Pearl?, BHL : Romanquête ou mauvaise enquête ?

Peu après la guerre du Kosovo, Daniel Pearl enquêta au Kosovo avec son camarade Robert Block. Leur enquête fut publiée à la « une » du Wall Street Journal le 31 décembre 1999. Contredisant le parti pris éditorial des responsables du quotidien américain, très favorable à la guerre de l’OTAN et assuré de l’existence d’un génocide, cette enquête établissait que si les forces yougoslaves avaient bien « expulsé des centaines de milliers de Kosovars albanais, brûlant des maisons et se livrant à des exécutions sommaires, d’autres allégations - meurtres de masse indiscriminés, camps de viols, mutilation des morts - n’ont pas été confirmées. (...) Des militants kosovars albanais, des organisations humanitaires, l’OTAN et les médias se sont alimentés les uns les autres pour donner une crédibilité aux rumeurs de génocide. » En parlant avec insistance de « wagons plombés » opérant « dans le brouillard », Bernard-Henri Lévy fut l’un des plus grands propagateurs en France de ces « rumeurs de génocide ». Une telle erreur est peut-être excusable. Mais elle ne faisait pas forcément de lui le meilleur biographe de Daniel Pearl, journaliste exemplaire atrocement assassiné.
Le système BHL opère depuis plus de vingt-cinq ans. Presque rien ne lui échappe. Ni dans le domaine du politique (où les amitiés du philosophe vont de Nicolas Sarkozy à Dominique Strauss-Kahn). Ni dans celui de l’économie (il a prononcé l’hommage funèbre du père d’Arnaud Lagardère, François Pinault parle de lui comme d’un fils). Ni dans celui des médias (ceux que possèdent les industriels précités... et la plupart des autres). Ce système constitue-t-il un des éléments de l’« exception française », du « retard » qu’un pays trop provincial aurait pris sur le grand large des idées, d’une certaine frivolité parisienne ? Fournit-il plutôt la preuve du non renouvellement des élites hexagonales et de la connivence qui les lie, au risque d’aiguiser un soupçon de sclérose intellectuelle ? Depuis un quart de siècle, en tout cas, Bernard-Henri Lévy fait beaucoup de choses dont il est presque impossible d’ignorer une seule. Sans doute sont-elles trop nombreuses, sur des terrains trop divers, pour être vraiment bien faites.
Philosophe (inconnu des philosophes), réalisateur de films (de facture incertaine), dramaturge, essayiste, romancier, reporter, envoyé spécial du président de la République, homme de télévision et des magazines people, ami des industriels, Grand Commentateur de Tout, en particulier de chacune de ses interventions : c’est assurément beaucoup pour une seule personne. Bernard-Henri Lévy s’est donc engagé plus d’une fois au service des causes les plus discutables. Et il s’est beaucoup trompé. En mars 1985, une résistance attire son attention, elle obtient son appui. Très mauvaise pioche : il s’agit en effet de la « contra » du Nicaragua, un groupe de combattants opérant à coup d’actions terroristes contre le régime légal du pays, reconnu par la communauté des Etats. Cette guérilla opère grâce à la CIA et avec le concours de l’extrême droite locale. Quand le Congrès des Etats-Unis décide de cesser de financer cette « sale guerre », Bernard-Henri Lévy intervient avec quelques autres pour supplier les parlementaires américains de « reconduire l’aide à la résistance nicaragayenne. Le Monde Libre attend votre réponse. Ses ennemis aussi ». D’autres guérillas, que Ronald Reagan ne soutenait pas, trouvèrent en Bernard-Henri Lévy un avocat moins attentionné...
Quoi qu’il fasse, l’homme n’est jamais dépourvu d’appuis. Il opère d’ailleurs à découvert. Il suffit de lire son « bloc-notes » du Point pour comprendre qui sont ses alliés et qui sont ses adversaires. Il loue les premiers, fustige les autres. A charge de revanche. (Lire Dans les cuisines du Bernard-Henri Lévisme et, dans Le Monde diplomatique de décembre 2003, « Cela dure depuis vingt-cing ans »). En 1997, son film Le Jour et la Nuit réalise une forme d’exploit : un budget impressionnant, Alain Delon et Karl Zéro au générique, la couverture de plusieurs magazines (en particulier quand ils appartiennent aux amis du philosophe et aux producteurs du film, comme François Pinault et Jean-Luc Lagardère). Pourtant, à l’arrivée le fiasco commercial est terrible (70 000 entrées pour un film qui a coûté 53 millions de francs...) Une aide de 3,5 millions de francs (530 000 euros) du Centre national de la cinématographie, sans doute ému par les efforts d’un jeune réalisateur désargenté et sans entregent, n’y fera rien : les critiques vont saluer la performance artistique d’un éclat de rire un peu humiliant. Bernard-Henri Lévy passe à autre chose.
Le 15 février 2002, « à la demande conjointe du président de la République et du premier ministre », M. Hubert Védrine, ministre français des affaires étrangères, confie à Bernard-Henri Lévy « la mission de se rendre en Afghanistan et d’y étudier les modalités d’une contribution française à la reconstruction de ce pays meurtri ». L’enquête est rondement menée. Quelques semaines après son départ à Kaboul, Bernard-Henri Lévy revient, rapport bouclé. Il sera publié par La Documentation française, qui dépend directement du Premier ministre. Le recueil ne contient qu’une annexe : le texte d’un discours de Bernard-Henri Lévy à Kaboul... Quelques mois plus tard, l’intelligentsia afghane hérite d’un mensuel lui permettant, enfin, de lire en deux langues un éditorial de Bernard-Henri Lévy sur l’affaire Papon.
Dès 1977, le philosophe Gilles Deleuze résumait ainsi l’oeuvre des « nouveaux philosophes » et le formidable « marketing littéraire » qui leur servait déjà de caisse de résonance : « Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. Plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides. » (A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, éditions de Minuit, 2003.) Les choses ont-elles changé vingt-cinq ans plus tard ? Bernard-Henri Lévy a répondu à sa manière au moment de la sortie de Qui a tué Daniel Pearl ? : « Je suis le même, il me semble. Avec le même souci, la même obsession et la même question inlassable, posée de livre en livre, qui est la question du mal. Que ce soit dans mes romans, dans mes essais politiques, ou que ce soit dans ce livre enquête, je tourne autour de la même hypothèse théorique : à savoir qu’un système, mais aussi une société ou un monde se jugent en fonction de leur part d’ombre et de leur envers davantage que parce qu’ils montrent ou rendent visible. Je ne suis jamais sorti de cela : ce qui est intéressant, c’est la part maudite des sociétés humaines. La part du diable, en quelque sorte. » (Livres Hebdo, 30 mai 2003.)
Il n’est pas établi qu’un tel fil conducteur, une telle « hypothèse théorique », ait toujours servi le journalisme ou l’histoire. Dès 1981, dans un commentaire cinglant de L’idéologie française, essai de Bernard-Henri Lévy sur la Collaboration, Raymond Aron notait dans L’Express : « Un auteur qui emploie volontiers les adjectifs infâme ou obscène pour qualifier les hommes et les idées invite le critique à lui rendre la pareille. Je résisterai autant que possible à la tentation, bien que le livre de Bernard-Henri Lévy présente quelques-uns des défauts qui m’horripilent : la boursouflure du style, la prétention à trancher des mérites et des démérites des vivants et des morts, l’ambition de rappeler à un peuple amnésique la part engloutie de son passé, les citations détachées de leur contexte et interprétées arbitrairement. » A l’époque, on lisait les livres du nouveau philosophe avant de se prosterner aux pieds de leur auteur. Les défauts qui horripilaient Raymond Aron n’ont pas disparu quand Bernard-Henri Lévy est passé de l’essai à l’enquête. Qu’il s’agisse de l’Algérie (lire Les généraux d’Alger préfèrent un reportage de BHL à une enquête internationale), de l’Afghanistan (lire BHL en Afghanistan ou Tintin au Congo ? ), de la Colombie (lire La Colombie selon Bernard-Henri Lévy) ou, à présent, du Pakistan, plusieurs enquêtes de Bernard-Henri Lévy ont suscité une volée de bois vert administrée par ceux qui connaissaient bien les sujets et les pays en question.
Avec Qui a tué Daniel Pearl ?, il s’agissait d’un « romanquête », autrement dit d’un mélange des genres permettant à la fois de constater ce que le romancier n’aurait pas su imaginer et d’imaginer ce que l’enquêteur n’aurait pas pu constater. A charge pour le lecteur de démêler l’un de l’autre. Autant dire que l’ambition était immense. Dans ses nombreux entretiens, l’auteur a par exemple répété que les services secrets pakistanais pourraient avoir procuré les secrets de la bombe atomique à Al-Qaida ? Une « hypothèse » en passant... Mais n’est-elle trop sérieuse, trop peu « théorique » pour être avancée, innocemment, sur des plateaux de télévision comme si la commercialisation d’un livre était dorénavant devenue raison suffisante pour lancer n’importe quelle campagne d’affolement ? Toutefois, la panique n’eût pas lieu, preuve peut-être que, pour le public, vingt-cinq ans d’expérience de Bernard-Henri Lévy n’ont pas été sans effet. Et puis, comment prendre tout à fait au sérieux un auteur qui, en s’appuyant sur une citation tronquée de Raymond Aron, qualifia un jour Pierre Bourdieu de « sociologue ambitieux » d’« aide de camp peu doué », de « soldat de plomb » à l’« âpreté désolée » et au « ressentiment visible » ?
Tant qu’à citer Raymond Aron, Bernard-Henri Lévy, aujourd’hui embarqué avec d’autres dans une chasse à la « nouvelle judéophobie » trop souvent dépourvue de discernement pour être convaincante ou même utile, aurait gagné à rappeler ce que Raymond Aron lui opposa dès 1981 : « Nombre de Juifs, en France, se sentent à nouveau guettés par l’antisémitisme et, comme des êtres " choqués ", ils amplifient par leurs réactions le danger plus ou moins illusoire qu’ils affrontent. Que leur dit ce livre [L’Idéologie française, de Bernard-Henri Lévy, ndlr], Que le péril est partout, que l’idéologie française les condamne à un combat de chaque instant contre un ennemi installé dans l’inconscient de millions de leurs concitoyens. Des Français non juifs en concluront que les juifs sont encore plus différents des autres Français qu’ils ne l’imaginaient, puisqu’un auteur acclamé par les organisations juives se révèle incapable de comprendre tant d’expressions de la pensée française, au point de les mettre au ban de la France. Il nous annonce la vérité pour que la nation française connaisse et surmonte son passé, il jette du sel sur toutes les plaies mal cicatrisées. Par son hystérie, il va nourrir l’hystérie d’une fraction de la communauté juive, déjà portée aux actes du délire. » (L’Express, 7 février 1981.)
Au fond, une succession de reportages déficients ou calamiteux, de propos à l’emporte-pièce, pose un problème qui va très au-delà du seul Bernard-Henri Lévy, épiphénomène exemplaire de ce que Pierre Bourdieu, justement, appelait l’ « intellectuel négatif ». C’est celui du court-circuit entre les règles qui gouvernent la vie intellectuelle, le monde des idées, et les techniques qui régissent l’univers des stars, les lois de la célébrité. En publiant une contre-enquête au « romanquête », la New York Review of Books (lire Le Monde diplomatique, décembre 2003) aura peut-être contribué à imposer quelques exigences méconnues aux éditeurs et aux journalistes français. Eux qui présentent si souvent les Etats-Unis comme un modèle...
Mais dès lors qu’il est peu vraisemblable que, cette fois, le modèle les inspire, l’affaire Bernard-Henri Lévy risque de se reproduire très bientôt. Comment ne pas remarquer déjà que l’article de la New York Review of Books n’a eu aucun écho dans les médias. Des médias qui pourtant, il y a six mois, encensaient presque unanimes Qui a tué Daniel Pearl ?"
SERGE HALIMI.

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