lundi 28 mai 2007

Le retour d'Emmanuelle

Avant de me coucher, je tombe sur le début d'Emmanuelle 2, sur la chaîne câblée NT 1. Emmanuelle, l'événement érotique qui laissait espérer dans les années soixante-dix que l'humanité se libérerait en ouvrant sa sexualité aux anciens tabous. Aujourd'hui que l'on prend conscience de l'illusion de ces attentes, ce type de démarche livre de précieux enseignements. Comme je n'ai pas supporté longtemps les fariboles farineuses du scénario, qui n'est que le prétexte pour empiler les scènes voyeuristes et fantasmatiques, je retranscris l'extraordinaire scène inaugurale qui donne du crédit à l'arrivée d'Emmanuelle à Hong-Kong, où elle vient rejoindre son mari après quelques semaines de douloureuse séparation. On s'en doute, tant Emmanuelle que son mari ne se cachent pas de leur libertinage respectif, qu'ils assument parfaitement et réciproquement. Le message à peine subliminal du film consiste à rappeler au spectateur coincé des années soixante-dix que la libération des carcans moralistes qui détruisent le couple consiste à pratiquer et assumer les aventures extra-conjugales. Dans la morale érotico-pornographique, les solutions aux problèmes humains sont simples. Il suffit d'accepter l'inacceptable, de comprendre que le douloureux et la souffrance sont en fait du plaisir mal compris. C'est d'ailleurs l'enseignement que dispense la sus-mentionnée scène initiale (que je ne retranscris que de manière partielle, pour n'en avoir découvert que des miettes). Emmanuelle est dans sa cabine et discute avec une Allemande qui lui avoue, la complicité gagnant son chemin, avoir été victime d'un viol en Asie, viol orchestré par trois femmes asiatiques (le cliché colonial accroissant le stéréotype homosexuel). Il est saisissant de constater que l'Allemande évoque ce souvenir comme un plaisir paradoxal et interdit. La confession est accompagnée de rétrospectives langoureuses et vaguement subversives, censées attiser chez le spectateur l'excitation complaisante et complice. On remarquera que le viol est opéré par des femmes, ce qui le rend, dans la représentation, présentable. Une bande de violeurs masculins aurait engendré l'insoutenable et le scandale. Le viol par des lesbiennes évoque plus dans l'imaginaire la douceur féminine. Ainsi présenté, le viol devient une pratique valorisante, qui n'est jamais qu'un moyen d'accroître la puissance de ses fantasmes et de ses plaisirs. Cette banalisation du viol se redouble d'une volonté de le rendre plaisant : plaisir partagé tant par la victime, qui l'avoue d'ailleurs sans ambages, au milieu de ses bagages, que par l'auditrice (Emmanuelle) et le spectateur. L'idéologie ici à l'oeuvre suggère que le plaisir passe par la transgression des interdits. Le viol fait figure de transgression maximale et subliminale. A l'époque, les idéaux (post) soixante-huitards abritaient, comme une poule couve ses oeufs, l'ultralibéralisme et le consumérisme rampants. D'une manière générale, cette idéologie soutient que le plaisir est consubstantiel à la légitimation de la violence. Vous voulez être heureux? Prenez du plaisir à violer, tromper, faire souffrir! Plus exactement : prenez du plaisir à être violé, être trompé, souffrir. Car le plaisir du dominant était établi - celui du dominé demeurait beaucoup plus contestable. Aujourd'hui, les porn stars de gonzos détaillent avec beaucoup de conviction leur plaisir à être dominé(e). Qu'elles ont raison de nous enseigner la Voie vers l'Epanouissement des Corps et des Coeurs! Désormais, grâce à cette idéologie, le Mal devient Bien - et les vaincus des vainqueurs éclatants. L'idéologie érotico-pornographique est comme l'alchimiste transformant le plomb en or : elle transmute le tragique en sublime (dont on sait qu'il n'est jamais éloigné du grotesque, voire de l'abject). Il est certain qu'au final, le message que charrie Emmanuelle 2 comme un torrent de boue est la plus perverse des manières de réhabiliter (insidieusement) le régime de la violence comme l'apologie des forts et de l'inégalité foncière. Car le sens sous sa forme sens dessus dessous atteint ici son apogée (traduction critique : sa décadence) : le fait de faire croire que la souffrance peut se commuer en plaisir est le plus sûr moyen de réhabiliter le droit du plus fort aux détriments des faibles. Dans ce système pervers, où le viol est un plaisir, où la violence est une aimable bluette (une partie de plaisir?), le plus fort a d'autant plus de légitimité à prendre son plaisir totalitaire que la victime éprouve du plaisir à être dominée. Au passage, aucun détail n'est laissé au hasard. Emmanuelle 2 se déroule dans une colonie sous administration anglaise et ne manque pas d'acquiescer aux valeurs du colonialisme explicite, les Chinois et Asiatiques s'avérant au service des Anglais et Européens, y compris et surtout pour leurs bons plaisirs. Les soixante-huitards inconséquents et leurs affidés qui percevaient la pornographie (aujourd'hui conçue, après la surenchère prévisible, comme vaguement érotique) comme le résultat de leurs revendications libertaires ne manqueront pas de trouver leur juste compte : selon cet ordre de représentations, tout le monde sort gagnant de la grande loterie de la sexualité et de la vie, en premier lieu et a fortiori les perdants. Allons jusqu'au bout du raisonnement : ce sont les perdants qui deviennent les plus gagnants parmi les gagnants. Inutile d'insister sur le caractère illusoire de ce type de discours et sur le fait que l'idéalisation de la représentation n'engendre nullement sa réalisation. C'est même l'inverse qui se produit. Le réel se charge de rappeler que dans l'ordre du réel, la banalisation théorique de la violence favorise avec usure ses applications pratiques.

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