mardi 22 mai 2007

Ce soir ou jamais?

Episode 15.

Gaspar Noé : on ne peut pas filmer le sexe normalement, pas plus qu'on ne peut montrer des gens en train de se sucer ou de se lécher dans leur naturel. C'est d'autant plus incompréhensible que la société ne s'insurge pas quand on montre un braquage de banque, des morts et du sang en cascade.

Cespédès avance l'hypothèse selon laquelle la représentation des parties génitales serait tabouisée (quel terme barbare chez un amoureux déclaré de la langue française!) pour des motifs culturels (le fameux héritage judéo-chrétien?). Cespédès, opposé à tout projet de censure, en appelle à une contre-pornographie pour prévenir les effets dramatiques de la pornographie sur les mentalités et les moeurs. A écouter Noé, la ghettoïsation du sexe est rapprochée de celle de l'amour, selon l'idée que l'amour, c'est le sexe. Le rapprochement n'est pas innocent. Il tend à nier le sentiment au profit du pur acte mécanique et déréalisé. Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que le sexe? Qu'est-ce qui autoriserait un tel rapprochement? Laissant le soin, pour le moment, au lecteur de répondre à ces questions capitales, j'avancerai l'hypothèse que si le sexe n'est pas représenté librement, fidèlement, dans le cinéma classique, c'est que le but de l'art n'est pas de reproduire fidèlement les faits et événements, mais d'en montrer la dimension inobservée. C'est ainsi que le terme polysémique de reproduction prend tout son sens. Reproduire désigne le mécanisme de mimétisme fidèle du réel, mais aussi la reproduction sexuelle, dont l'élan créateur indubitable ne saurait être mis en valeur par la caméra ou les mots. Le sexe dans sa dimension finie est une caricature qui conduit logiquement à la surenchère de domination et de violence, quand la démarche artistique qui consisterait à exprimer les éléments inaperçus dans le sexe demeure vouée à l'échec. Faut-il postuler que le sexe est le domaine du non-dit? N'y aurait-il rien à dire du sexe dans la mesure où le sexe serait indicible ou obscène (option de l'hédonisme matérialiste ou ontologie classique)?

Vincent Cespédès : la pornographie recèle en son sein des éléments nettement fascisants. Selon un psychanalyste anglais, le très controversé Masud Khan, dont les travaux sur les perversions font cependant toujours autorité, la mécanisation et la consommation de l'autre dans le cadre de la pornographie est à mettre en relation avec le meurtre de la réciprocité et du rapport à l'autre (le fait qu'un jeune, acteur pour un casting, puisse aujourd'hui appréhender le plaisir comme le fait de jouir en ravalant le partenaire à l'objet).

La présence de la mort dans la pornographie mérite d'être évaluée à l'aune de la violence. Le morbide n'est pas tant le rappel du tragique de la vie (par exemple) que l'apologie unilatérale et aveuglée (pour ne pas dire de mauvaise foi) du meurtre psychotique. J'entends par meurtre psychotique l'idée selon laquelle la destruction de l'autre est l'acmé de la psychose en ce que la psychose n'est capable de reconnaître le réel extérieur que dans sa dimension de destruction finie. Cette relation biaisée est symbolique dans le cadre de la pornographie, en ce que la sexualité exacerbée dans sa dominante finie conduit au meurtre (par définition symbolique) du fantasme, quand le tueur en série est acculé à la répétition destructrice pour ne pas sortir de sa souricière ontologique que constitue la réduction du réel au pur fini.

Jean-François Davy : le discours de Cespédès respire le mensonge réactionnaire. La pornographie est le contraire de la prostitution. Les relations entre les acteurs sont fondées sur le principe équitable du libre choix, de la complicité, voire de la camaraderie (approbation de Katsuni). Dans l'échange prostitutionnel, le rapport entre la professionnelle et le client est faussé (toujours cette manie de considère la personne prostituée comme une femme!). Dans la pratique pornographique, la jouissance serait d'autant plus inacceptable que les actrices jouiraient plus que dans la réalité. Tel serait le vrai objet du scandale. Cespédès objecte que le fascisme pornographique représente la femme comme pétasse soumise et l'homme comme mâle triomphant. Tout rapport créatif est annihilé. Devant les récriminations indignées de Davy, Cespédès rappelle que la consommation pornographique contemporaine est bien différente des transgression parfois créatrices d'antan (de l'époque où la pornographie était confidentielle et prohibée), d'autant plus que ces transgression relèvent le plus souvent du fantasme utopique et de l'exception marginale.

Faut-il légaliser la pornographie au nom de la géniale marginalité de Pasolini? Il est fascinant de compter sur le témoignage de Davy, fervent promoteur de la pornographie, touchant à la prostitution : Davy entend réhabiliter la pornographie en la différenciant radicalement de la prostitution, qu'il condamne de ce fait comme une violence évidente. Dont acte. Ce témoignage de première main mériterait d'être enregistré et servi contre les tentatives d'apologie de la prostitution au nom de la libération des moeurs, de la liberté du sujet et d'argumentaires fallacieux, dont il importe de noter la parenté avec ceux de Davy (et d'une manière générale des apologètes de la pornographie). Contre Davy, il importe de rappeler et de marteler la proximité troublante qui unit pornographie et prostitution. Davy opère ce faisant un dédoublement fantasmatique qui lui permet de dédouaner la pornographie (dont il fut un juteux représentant, son seul film-pionnier Exhibition ayant réalisé deux millions et demi d'entrées) en accablant la prostitution. Une démarche cohérente consisterait au contraire à opérer le lien entre les deux activités. Lien très simple à édicter : il consiste à réduire le réel au fini, le corps à la marchandise, le but de la vie au profit.

Davy bis : se fâche tout rouge devant le discours (soi-disant) réactionnaire de Cespédès, lequel mélangerait le pur et l'impur.

L'argument est éclatant : si la pornographie commercialise la représentation sexuelle, Bach faisait de même avec ses oeuvres! Davy, qui se veut un libertaire, un subversif et un libérateur, dévoile de ce fait son vrai visage, un peu comme la parole crapuleuse recèle à un moment ou un autre ses ratés : si libération Davy a mené, c'était celle entreprise au nom de l'ultralibéralisme et de la société de consommation (où l'on voit que les idéaux soixante-huitards jouèrent trop souvent le rôle de moteurs idéologiques travestis pour les idées qu'ils prétendaient combattre). Davy se montre d'autant plus vindicatif qu'il est persuadé de jouer progressisme contre réaction, alors qu'il est l'apôtre de la morale ultralibérale, selon laquelle le sexe peut, comme le corps, faire l'objet de marchandisation. Cespédès rappelle que la pornographie contient bel et bien une idéologie. J'ajouterai quant à moi que si cette idéologie est si peu décriée, c'est qu'elle est l'idéologie dominante de la société occidentale. Cette idéologie consiste en fait à ramener et enfermer "jusqu'à en crever" (Cespédès) les jeunes dans des rôles (psycho)rigides, selon leur appartenance sexuelle. Il est fascinant de constater que la pornographie, singulièrement, la société, dans son ensemble, se perçoivent comme libératrices des anciens tabous dans la mesure où elles les réinstaurent subrepticement en y ajoutant le consumérisme et le profit outrancier.

Katsuni : s'avoue très excitée à l'idée de subir des scènes de soumissions extrêmes. Rappelle que ces scènes de soumissions extrêmes excitent beaucoup le public masculin. Certes, la pornographie se situe dans la caricature et le grotesque, mais le mécanisme de l'érection implique ce type de représentations outrancières, cette image de la femme au service de l'homme. On oublie les films où la femme est dominante pour se focaliser sur les témoignages d'anciennes actrices "repenties", qui regrettent leurs actes et dénoncent les maltraitances qu'elles ont subies. Selon Katsuni, quand la femme domine, elle est mise en valeur et sublimée en tant que femme toute-puissante. Quel modèle a inspiré Katsuni aux commencements de sa glorieuse carrière? Celui de la femme toute-puissante, qui a tout le temps envie (de sexe, de vie - ou de mort?)

Pour Cespédès, toute domination reste dans un rapport de violence et de négation de la réciprocité. Millet vole au secours de Katsuni pour édicter que la violence et la négation de la réciprocité fait partie intégrante de la sexualité. Katsuni ajoute qu'il s'agit d'une confrontation entre deux corps. Ce terme acquiert une résonance frappante quand Cespédès rappelle l'abus de pornographie auquel les militaires seraient gavés parfois (souvent?). Je finirai cet épisode en revenant sur le besoin de légitimer la surenchère ou la caricature pornographiques au nom de besoin sexuels impérieux et exceptionnels. Ce faisant, Katsuni se fait le porte-parole de toux ceux qui estiment, souvent confusément, que :
1) les besoins sexuels appartiennent à une différence qu'il convient d'intégrer au souci de tolérance si cher à Voltaire et aux Lumières.
2) des besoins sexuels importants ne peuvent être assouvis que dans la violence et la domination.
3) les besoins sexuels relèvent de la même échelle d'interprétation et de valorisation que les capacités sportives. Un étalon sexuel (le terme d'étalon ne devant rien au hasard) étant à rapprocher d'un sprinteur de haut niveau. Cette comparaison entre Rocco Siffredi et Carl Lewis est intrinsèquement fasciste, Cespédès a raison de le souligner, en ce qu'elle établit une correspondance entre les inégalités physiques et la nécessité de les contenter selon un strict respect de la hiérarchie des intensités. Dans le cadre de l'histoire de la reconnaissance de la pornographie (notamment de son encadrement légal), le droit du plus fort est ici réintroduit au nom de la dénonciation des injustices et de l'apologie de l'égalitarisme.
4) l'individu serait dépendant devant ses besoins sexuels comme on l'est devant ses capacités physiques ou sa couleur de peau. A supposer que ce déterminisme étriqué soit juste, alors qu'il est réducteur en diable (à l'instar de la démarche pornographique), il serait aberrant qu'il devienne le modèle dominant, un peu comme si on généralisait le viol ou la pédophilie du fait qu'elles sont innées et que leurs auteurs n'en sont pas responsables.

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