samedi 26 mai 2007

Freedom fighters

Cet entretien entre Enrico Porsia, de Leader Africa et François-Xavier Verschave, ancien président de l'association Survie, pour la sortie de son opus De la Françafrique à la Mafiafrique, est le témoignage éclatant et visionnaire des graves dérives qui endeuillent (toujours) le continent africain et expliquent pourquoi la terre nourricière de l'humanité en est aujourd'hui le parent pauvre, ignoré et méprisé. Le grand Verschave, décédé en 2005 d’un cancer du pancréas fulgurant, fut-il à la Françafrique ce qu'un Zola fut à l'affaire Dreyfus, le génie littéraire en moins - le médium permettant à la vérité d'advenir, malgré la réécriture de l'histoire par les vainqueurs, en l'occurrence les anciens colons occidentaux, sûrs de leur puissance et de leur victoire? Quoi qu'il en soit, nous n'aurons jamais assez de respect pour évoquer la mémoire de ces héros de la modernité, qui ont combattu pour que la dignité des opprimés et des bafoués retrouve son éclat terni. Les victimes sont les vainqueurs de demain!



Il y a trois ans vous avez publié un livre qui dénonçait "le plus long scandale de la République", il avait pour titre La Françafrique. C'est quoi ce "continent" si particulier?

Ce que nous démontrons c'est qu'à partir du tournant des années soixante, un système a été mis en place pour continuer à opprimer les pays africains qui venaient d'accéder à leur indépendance vis-à-vis de la France. Ce système est constitué par des réseaux qui ont été développés et entretenus pour continuer comme avant. C'est la suite de la colonisation qui se poursuit sous d'autres modes. Or, le système de la colonisation était quand même bel et bien le système d'appropriation des richesses de l'Afrique par des étrangers. Et on a toujours continué, en s'alliant avec un certain nombre de responsables africains: ce sont les amis de la France... Dans la Françafrique il y a eu un processus de sélection des chefs d'Etat: par la guerre comme au Cameroun, par l'élimination comme au Togo ou en Centrafrique, ou encore par la fraude électorale...

Mais qui sont donc ces réseaux?

Au départ, sous De Gaulle, il y avait un seul réseau. C'est le réseau Foccard. Il est centralisé, c'est "Le" réseau d'Etat. Ensuite, à partir des années soixante-dix, soixante-quatorze, il y a progressivement plus d'une douzaine de réseaux qui se substituent au réseau unique. Il y a Charles Pasqua qui se dispute avec Foccard, il y a aussi Giscard qui met en place son propre réseau. Mitterrand fait de même. Sans parler des très grandes entreprises qui ont leur propre fonctionnement, tout comme les différents services secrets qui ont tendance à se chamailler entre eux. C'est ainsi que, graduellement, on est passé d'un réseau unique à plusieurs réseaux.

Récemment, vous avez sorti un nouvel ouvrage, Noir Silence. Votre livre est en plein dans l'actualité, en ce moment où nous voyons qu'il y a plein d'affaires qui sortent. Mitterrand, Sirven, Pasqua... A votre avis, à quoi est dû ce début de déballage?

Quand on regarde de près ce qu'on a appelé l'Angolagate, on se rend compte qu'on touche des nappes de corruption énormes. Il y a un volume d'argent sale, d'argent criminel, tellement gigantesque qu'il devient profondément inquiétant Il n'y a donc rien d'anormal, à mon sens, que de voir des réactions dans différents secteurs des sociétés occidentales. C'est le début d'une prise de conscience face au danger extrême que représentent ces conjonctions de milliers de milliards de francs. Car, cette masse d'argent criminel porte inévitablement atteinte à tout avenir démocratique. Ce sentiment s'est traduit, en particulier, par une réaction de la part des juges français. La prise de conscience de ce danger dû au développement exponentiel de l'argent sale, qui est aussi l'argent du pillage de l'Afrique, je pense, correspond à un mouvement de fond.

Ne pensez-vous pas qu'il peut aussi y avoir des règlements de comptes internes aux différents réseaux françafricains et qui utilisent la justice pour déstabiliser le clan adverse?

Une cause constante dans ce genre d'affaires ce sont les luttes internes entre réseaux et entre clans qui balancent à la justice les documents compromettants sur les réseaux rivaux. Ça, c'est une constante, même si j'estime qu'en ce moment précis ce ne soit qu'une cause conjoncturelle.

Mais, même conjoncturellement, comment l'interprétez-vous?

Il y a toutes sortes d'interprétations... Ce grand déballage s'est amorcé au moment où Elf, arraché à le Floch, à Pasqua et à Mitterrand, a porté plainte contre le Floch, et au moment où, aussi, Alain Gomez (le PDG de Thomson NDLR) a refusé de payer à Sirven sa part de commission sur l'affaire des frégates de Taïwan. Or, certains prétendent que ces deux grandes ruptures de l'omerta sont liées à des bagarres gigantesques dans ce qu'on peut appeler la République souterraine. Et dont l'objet, dit-on, serait celui de la main-mise sur l'appareil militaro-industriel français. Il y a des grandes empoignades. Ça c'est clair et il est vrai que, de temps en temps les juges héritent aussi des munitions qui sont balancées d'un réseau contre un autre.

Pourquoi votre nouveau livre s'appelle Noir Silence?

Après La Françafrique nous pensions avoir dit l'essentiel de ces relations littéralement néo-coloniales qui ruinent et oppriment les anciennes colonies françaises. Or, on s'est rendu compte, notamment à travers l'exemple du Congo-Brazzaville que la France pouvait mener une guerre secrète et être complice de crimes contre l'humanité sans qu'on dise pratiquement un mot, alors que ça faisait plus de victimes en un an qu'au Kosovo, au Timor Est et en Tchétchénie réunis. Il y a donc un problème de relation étroite entre cette oppression néo-coloniale et le silence qui est fait autour, qui empêche l'opinion publique française de savoir ce qui est fait en son nom. Et, il va de soi qu'un livre qui traiterait de ce sujet ferait lui-même l'objet d'une sorte de boycott médiatique. Donc d'un noir silence au second degré, ce qui n'a pas manqué d'arriver.

Malgré cela votre livre est en train de connaître un beau succès. C'est un grand éclairage que vous offrez à des milliers des lecteurs sur les méandres obscurs des réseaux qui pillent l'Afrique...

C'est vrai, Noir Silence s'est déjà vendu à près de 20.000 exemplaires. Mais ce qui a sensiblement changé les choses c'est l'action des juges qui, tout à coup, a fait venir une partie de ces scandales sur le devant de la scène avec cette première prise qui est l'arrestation de Jean-Christophe Mitterrand. Ce n'est peut-être pas la plus importante en terme de montant financier, mais peut-être la plus symbolique au niveau de l'opinion publique.

Dans toute votre enquête on voit toujours l'importance de la politique africaine pour l'échiquier politique franco-français... Qui contrôle l'Afrique contrôle Paris?

Tout à fait. Et de toute façon c'est le raisonnement des principaux leaders politiques français. D'abord parce qu'elle a toujours été la première source de financement des activités politiques, bien plus important que les financements français et, ensuite parce que les méthodes de corruption rodées en Afrique ont été étendues en France en terme de racket de marchés publics, en terme de corruption de fonctionnaires, de la classe politique... Les deux se sont entrelacés, c'est-à-dire que les comptes en banque, les comptes en Suisse qui abritaient les produits du pillage en Afrique ont été les mêmes que ceux qui ont abrité les revenus du racket des HLM ou les commissions sur les ventes d'armes, c'est-à-dire qu'il y a eu jonction entre les deux systèmes de corruption, interne et externe.

Entre les coffres suisses et le continent africain, assiste-t-on à des collusions nouvelles? Voit-on naître de nouveaux rapports internationaux qui donnent naissance à des réseaux de plus en plus dépendants des multinationales et de moins en moins des Etats?

Actuellement, je suis en désaccord avec ceux qui on l'air de dire: on remplace les réseaux avec les lobbies qui quelque part ne sont plus liés à l'appareil d'Etat. Ce que nous démontrons, au contraire, c'est que tous ces réseaux continuent à tirer leur puissance de l'appareil d'Etat. C'est évident pour des services secrets, c'est évident, bien sûr, pour des réseaux de l'armée régulière, mais aussi pour la plupart des réseaux politico-affairistes ou des réseaux d'excroissance, par exemple celui de la Grande Loge Nationale Française qui est encore au cœur de l'appareil d'Etat. Pourtant, il est vrai que nous assistons aussi à une évolution nouvelle.

Pouvez-vous nous l'expliquer plus précisément?

Au milieu des années soixante, le réseau unique, le réseau d'Etat, correspondait aux deux parties de l'iceberg: la partie visible, officielle de la relation franco-africaine, et la partie immergée qui comprenait tout un ensemble de réseaux contrôlés et centralisés par des services de l'Etat.

Ensuite, on a assisté au développement d'une douzaine de réseaux, qui sont, tous, encore très profondément imbriqués à ce qu'on appelle les intérêts de la France.

Maintenant, on assiste, progressivement, à une évolution nouvelle: c'est-à-dire à la jonction de ces réseaux françafricains avec leurs homologues dans d'autres pays: les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la Russie, l'Afrique du Sud... Donc, on est en train d'assister à une véritable mondialisation des réseaux, des fonctionnements souterrains, du pillage, de la criminalité économique. Cette jonction qui est en train de se réaliser va progressivement aboutir à une véritable "Mafiafrique". Dans des pays comme l'Angola, ou le Congo Kinshasa, pays extrêmement riches, qui ne sont pas, au départ, exclusivement liés à la colonisation française on assiste à la rencontre de plusieurs formes de fonctionnement souterrain. Le danger, c'est que ces rencontres sont tellement juteuses qu'elles risquent de faire école. C'est cette jonction que j'appelle la "Mafiafrique".

A la suite de la publication de Noir Silence vous avez reçu trois plaintes bien particulières...

En effet, nous sommes attaqués pour "offense à chef d'Etat" à l'initiative d'Omar Bongo, d'Idriss Déby et de Denis Sassou Nguesso (voir le document)...
Curieusement, ils ne nous poursuivent pas en diffamation, où nous pourrions porter la preuve de la vérité de ce que nous avançons. Par contre ces trois chefs d'Etat ont préféré sortir des armoires l'ancien "crime de lèse-majesté". Or, il faut souligner qu'en matière d'offense, la jurisprudence interdit les preuves. La question de la démonstration ou de la bonne foi de l'enquête ne rentre pas dans la sphère du débat. La seule question à laquelle doivent répondre les juges est de savoir si les propos que nous avons employés sont gentils ou pas gentils vis-à-vis de ces chefs d'Etat en question. Donc, même si les faits que nous rapportons sont vrais, ils pourraient être retenus comme étant offensants.

Comment appréhendez-vous donc ce procès d'exception?

Nous nous retrouvons dans un paradoxe complet. Au moment où la France vient de ratifier les statuts de la Cour pénale internationale qui l'oblige à poursuivre les crimes contre l'humanité, même commis par des chefs d'Etat... avec le recours au délit "d'offense" on ne pourrait pas en parler.
Nous comptons exercer le droit de tout accusé à se défendre et donc d'user librement des moyens de défense même dans ce procès qui est un procès politique. Bien qu'en principe ça ne serve à rien, nous allons faire la démonstration que ce que nous disons est vrai... et même au delà... Car, peut-être bien que ce que nous avons écrit est encore en-dessous de la vérité!
A ce moment-là il restera à la justice une alternative: ou bien elle condamne l'expression de la vérité par rapport à des événements qui concernent le sort de peuples entiers. Et alors elle sera en contradiction avec l'esprit des statuts de la Cour pénale internationale, ou bien elle devra trouver une astuce pour nous relaxer.

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