jeudi 31 mai 2007

Aux frontières du réel

Si l'on veut comprendre la tendance de la modernité, il serait fallacieux de s'arrêter aux diagnostics de concurrence, de consommation, de marchandisation, de mondialisation ultralibérale, d'assassinat du monothéisme... Tous ces symptômes reposent sans doute sur la grande affaire humaine : le désir. Le désir - ou l'énergie. Dans tous les cas, la formidable violence qui étreint l'homme n'a jamais été jugée négative que dans la mesure où l'énergie se retournait contre l'homme et son monde. Le fait que ce soit ce qui se produit suffit, plus qu'un long discours, à démontrer que le système qui domine actuellement est un système dont l'efficacité à court terme cache l'impéritie à long terme. L'idée de mondialisation contient en son développement la destruction. Bien entendu, aucun des acteurs n'a conscience de cette évolution, à part peut-être ceux qui la subissent et qui ne se plaindraient pas en cas de changement. Que s'est-il passé pour que la disparition de l'homme ne soit plus le fantasme de quelques aisés désœuvrés en mal d'existence (ainsi de Pline le Jeune, selon l'anecdote que rapporte à de multiples reprises Clément Rosset), mais l'effrayant spectre nimbant de son ombre consternante l'horizon du troisième millénaire? La pérennité du système qui nous régit repose sur une mauvaise appréciation du désir - soit de l'énergie qui meut l'homme. Admettons que la violence soit l'énergie qui détruit. L'homme ne s'est jamais plaint de disposer de cette violence quand elle ne lui nuit pas. La destruction croissante de l'environnement n'est un problème que dans la mesure où elle remet en question l'avenir de l'homme. Si le pillage et le saccage de la planète n'aboutissait qu'à engendrer un surcroît de bien-être et de plaisirs pour l'homme, nul doute qu'il n'en manifesterait aucune inquiétude - à l'exception d'une escouade de nervis écologistes animés par la haine de l'homme, de la vie ou du réel. Tel n'est pas le cas. L'homme détruit son environnement parce que les coordonnées de son système de représentations sont faussées par une erreur de programmation initiale. L'homme a basculé dans la modernité lorsqu'il a modifié les valeurs régissant son désir. Jadis, le désir humain était travaillé de l'intérieur par la conscience de sa limite. On vivait pour la vie après la mort. Entre temps, on savait que l'on mourrait et que l'on endurerait les affres de la maladie. L'accession à la modernité s'est traduite par la modification radicale de la séparation entre l'intériorité du monde de l'homme et son extériorité, assumée par Dieu. Désormais, l'homme a aboli cette séparation de frontières ontologiques, entre le territoire connu, qu'il administrait, et l'inconnu, auquel il prêtait le pouvoir d'administration transcendante et universelle. L'extériorité gérait l'intériorité, en quelque sorte. La révolution de la modernité est ontologique, faut-il le rappeler. L'homme a décrété que cette séparation n'avait plus cours et que désormais, l'homme s'occuperait de tout gérer. L'exigence tenait de la démesure : en abolissant l'intérieur et l'extérieur, l'homme s'est mis en demeure de tout gérer. L'ancien but de la vie se situait justement après la mort. La nouvelle fin découlait de cette abolition radicale, de cette positivité absolue, qui attribuait à l'homme la possession du réel dans son entièreté. Maître et possesseur de la nature, l'homme a cherché pour sa vie un but à sa mesure. Il a décidé de s'emparer du monde en trouvant le seul moyen d'exprimer l'assouvissement de sa puissance temporelle : le plus sûr moyen de parvenir au bonheur est encore, nécessaire fatalité, d'abolir l'effort et d'instaurer le règne du désir immédiat et comblé. Le comble du désir est de lui impartir sa fin. Le propre du désir est, faut-il le rappeler, d'être à jamais incomplet, pour suivre le devenir et l'édification toujours en gestation du réel. On remarquera que la revendication de complétude du désir correspond à l'attente de possession du réel dans sa complétude. Les lois du désir recoupent celles de l'ontologie. La revendication de complétude du désir exprime le besoin d'un réel stable, rassurant et accueillant et le refus du risque et de l'imperfection. Mal heureusement, ce n'est pas parce qu'on décrète que ses désirs sont des réalités que le réel s'en trouve changé. En abolissant l'effort, soit le fait de pointer la puissance du désir vers un objet extérieur, qui n'est autre que le rapport de l'homme au réel, l'homme n'a pas supprimé la violence formidable en gestation dans son désir. Il l'a simplement retournée contre lui-même, au nom d'une condamnation hypocrite qui ne règle en rien le problème de fond du désir : tant il est vrai que le désir humain n'est pérenne que dans la mesure où son énergie se trouve investie par une délimitation entre intériorité et extériorité.

mardi 29 mai 2007

L'arrière-vitrine des superhéros

Quand on accepte de jeter un regard lucide sur le sport de haut niveau, et pas seulement sur les pratiques médiatisées du cyclisme, on se rend compte que le lynchage grotesque et hypocrite dont les journalistes affublent les repentis du dopage est d'autant plus infâme que la vérité leur était parfaitement connue. Allons même plus loin : le dopage découle directement des exigences des médias, selon lesquels les sportifs doivent aller toujours plus haut, toujours plus vite, toujours plus fort. Le sport serait-il la vitrine des valeurs du monde moderne? Valeurs de l'ultralibéralisme et du surhomme, selon lesquelles seul le dépassement de l'humain vers son substrat transcendé permet de remplacer l'ancien cheminement plotinien du sensible dégradé vers le monde idéal. Il est vrai que la vitrine du sport médiatique n'est jamais qu'une représentation et qu'heureusement, la société tend de façon moins violente vers ces valeurs épurées. Mais on remarquera que le sportif de haut niveau présente des caractéristiques exemplaires de l'homme qu'on aimerait façonner et que l'on vante comme l'idéal.
- La caractéristique première de cet homme est la positivité intégrale de ses valeurs. Le sportif vante et vend un monde dans lequel le Bien s'est étendu au point de prendre toute la place du réel. L'ombre et le Mal sont indésirables. A la différence du héros, qui tirait sa grandeur des fondements tragiques de son action, le sportif est absolument baigné de lumière. Le héros sportif a trouvé la voie de la perfection. Il n'a aucun défaut et le moindre éclairage d'un infime travers engendre un scandale sans précédent. Le discours de ce sportif est schizoïde et éclaté : il ne consent à parler que de sa représentation, jamais de l'individu de chair et de sang qui se tient derrière. Il faut dire que l'attente des médias et du grand public se porte par définition sur la représentation. Il n'est pas étonnant que dans le discours des sportifs, le dopage n'existe que comme une chimère ou l'affaire de quelques tricheurs inconnus, y compris quand l'évidence crève les yeux. Le sportif, s'il en est arrivé là, a inculqué les contours de sa représentation jusqu'à la nausée : tout élément de biographie qu'il livrera le renverra à jamais à sa face solaire. Je pense par exemple aux exemples d'Armstrong, ce héros réchappé d'un cancer qui se soigne à 95 %, ou de Lizarazu, ce petit grand homme épris de liberté, de vagues romantiques et de vie basque.
- Le héros sportif revendique une surhumanité qui n'autorise le dépassement que dans la mesure où elle le fait passer pour miraculeux. Pas question d'avouer le recours aux produits dopants et aux techniques d'entraînement, qui façonnent l'homme bionique et fondent le mythe du Surhomme sur le mensonge. C'est grâce à son mental, sa volonté de fer et aux mystérieuses forces du corps que le sportif est parvenu à dessiner les contours impressionnants de sa puissance hors normes. La surhumanité du sportif se mesure à l'expression de sa puissance corporelle. On admire les athlètes qui se signalent par leur vitesse. Pour entrer dans l'Hyperréel, il faut être en mesure de déjouer les plus farouches épreuves et de témoigner de la puissance, ce sésame surnaturel qui vous fait passer du réel à l'Hyperréel.
- L'hypocrisie est la condition sine qua non à l'épanouissement du mythe du héros sportif. Le réel est dénié au profit d'un Hyperréel, dans lequel s'ébattent l'admiration forcenée et le déni du réel. Si par malheur, le réel s'imposait avec usure et rappelait le dopage en vigueur, le lynchage public et médiatique serait à la mesure de l'ancienne exaltation ébaubie. La positivité intégrale ne supporte pas le rappel de la nécessité de la négativité. Plus la positivité est présentée comme importante, plus le négatif occulté est à la mesure de son déni. Je pense à la perfection que tutoient des champions qui n'ont plus rien de sportif, mais évoquent plutôt des demis-dieux exhibés de leur Olympe originaire (ce n'est pas un hasard si les Jeux olympiques désignent les concours sportifs les plus populaires). Zinédine Zidane ou Michael Jordan occupe cette place d'Intouchables, dont la puissance de signification est d'autant plus forte et magnétique qu'elle s'opère à partir d'une pauvreté en sens absolue. Il n'est par ailleurs pas question d'explorer la face sombre du champion en voie de déification : malgré certaines piqures de rappel, Zidane n'est pas ce footballeur impliqué dans plusieurs scandales de dopage. De ce point de vue, le public est d'autant mieux manipulé qu'il se révèle maanipulable à merci, et même le premier manipulateur de tous : il se moque de la vérité, pour se conformer à la mentalité de son temps, selon laquelle la vérité tient à la représentation et prime sur les informations contraires que le réel pourrait d'aventure renvoyer par maladresse et inadvertance.
- La surhumanité du héros sportif s'opère sur le terrain exclusif du sensible : plus la positivité se radicalise, plus elle nie les aspects non sensibles du réel pour se rabattre sur le culte du corps. Dans le débat sur la répartition problématique du corps et de l'esprit (voire de l'âme), la représentation du héros sportif tranche avec son réductionnisme coutumier : il n'est de réel que le corps et ce corps prend l'intégralité du champ. Corps magnifié jusqu'à l'excès (les bodybuilders), mais aussi corps remplaçant l'esprit. L'habituelle stupidité prêtée aux sportifs est d'autant plus excusée que chez eux c'est le corps qui pense.
- Comme dans le pacte de Faust, le Surhomme ne devient tel qu'au prix de l'hypothèque de sa vie. Pour accéder à sa dimension de héros bionique, le sportif cède son humanité en échange de ses super pouvoirs et de l'admiration générale. Le Surhomme est un homme qui vend sa vie contre sa transformation fallacieuse, comme Faust vend sa vie éternelle contre la félicité et les plaisirs sensibles. On remarquera la coïncidence entrer la carrière du sportif et la vie de Faust, tandis que l'existence post-sportive correspond à la vie après la mort, cette fameuse vie éternelle selon la tradition chrétienne. De la même manière que Faust vend son âme au diable en hypothéquant sa vie éternelle, le sportif vend son existence contre la promesse de sa carrière. Le diable, cette entité qui divise, est ici la modernité ultralibérale et réductionniste (réel renvoyé au sensible).
- La représentation du sport comme médiatisation du Surhomme est le passage obligé pour instituer un Hyperréel en lieu et place du bon vieux réel. La légitimité du héros sportif n'a de valeur que dans des bornes qui transcendent le réel. Le seul moyen d'y parvenir est encore de décréter que la représentation est devenue le champ intégral du réel. La représentation seule permet la distorsion du réel au profit de l'Hyperréel fantasmatique. Si les mythes de l'Hyperréel et du héros sportif correspondent au fantasme irréalisable de puissance de l'homme faible et promis à la mort, la seule manière de laisser croire que le fantasme s'est réalisé est d'user de la médiation de la représentation. Sans ces fameux médias, dont le nom indique la fonction de dénégation, le réel ne saurait subir la distorsion mensongère de la transsubstantiation qui, à défaut d'advenir en tant qu'ontologique, se contente des oripeaux du cathodique.
- La concordance troublante entre l'importance des médias, la prédominance de l'image cinématographique, la pornographie et le sport de haut niveau tient à la promotion que l'idéologie moderne dominante prétend insuffler : soit la réduction du réel au fini, qui ne pouvait se traduire que par l'assimilation du réel à sa représentation fantasmée. Le réel tel que l'homme aimerait qu'il soit est révélé par cet Hyperréel tout-puissant, où le destin de l'homme accouche du Bonheur et échappe aux lois de la destruction, de la maladie et de la mort (dans la réalité, ce havre de paix ne concerne que les bornes surprotégées de la carrière sportive. Les lois inévitables du réel se signalent avec usure une fois la carrière finie, puisque le héros sportif, en redevenant homme, ne tarde pas à payer le prix fort de son surrégime. Mais l'esprit de l'époque ne veut voir que la vitrine rutilante. Il ignore délibérément la maladie et la mort de ses champions, sauf à en faire des mythes déifiés.

lundi 28 mai 2007

Le lièvre et la torture

En assistant à la déferlante ultralibérale dont les slogans envahissent la France, pour le plus grand bonheur des gogos bobos du Loto, il me souvient que, à en croire du moins Wikipédia, "l'étymologie de travail renvoyait au bas latin tripalium (VIe siècle) instrument de torture formé de trois pieux. Trois bâtons, deux verticaux et un placé en transversale auquel on attachait les esclaves pour les punir, ou les animaux pour les ferrer ou les soigner. Au XIIe siècle, travail = Tourment, souffrance. Travailler = Tourmenter, souffrir. Il désigne ce qu'endure la femme dans l'enfantement. Le mot travail est aussi associé à Adam et Ève : la pénibilité du travail serait une sorte de condamnation divine pour avoir tenté de goûter au fruit de la connaissance." Si l'étymologie dit vrai, si les privilégiés des sociétés aristocratiques fuyaient le travail (je n'ai pas dit l'effort noble...) pour refiler la patate chaude aux malheureux opprimés, esclaves et cerfs en tête, nos sociétés imbues de leur démocratisme en sont venues au point de réhabiliter la vertu du travail pour l'homme. Le travail ne serait-il plus une torture à l'ordre du jour, mais la libération tant vantée dont on nous rebat les oreilles à longueur de temps, au point que la propagande parvient à culpabiliser la plupart des citoyens moutonniers et serviles qui s'aventureraient à émettre quelques réserves sur la pertinence des valeurs qu'on leur impose comme d'indiscutables bienfaits? Le paradoxe n'est pas mince affaire : à une époque où jamais le progrès n'a autant permis à la technique de se substituer à l'action humaine pour les tâches ingrates, au point d'engendrer l'abolition de l'esclavage, on serait en droit d'attendre que la diminution du travail hebdomadaire poursuive le rythme qu'elle observe depuis un siècle et demi, pour tourner aux alentours de la vingtaine d'heures - et pas davantage. Peine perdue! L'insigne majorité est sommée de travailler toujours et encore plus depuis dix bonnes années, en un retournement inquiétant de la tendance démocratique. D'où la vraie question : pourquoi travaillerait-on autant? L'humanité aurait-elle à affronter un danger extérieur qui la contraint à l'effort le plus exceptionnel et justifié - au sens où l'on parlait d'effort de guerre par le passé? Que nenni, mon bon prince! L'humanité est sommée de travailler pour enrichir une poignée d'actionnaires multimilliardaires qui crèveraient de s'enrichir en quelques années sur le dos de leurs affidés! C'est dire que le but auquel s'astreint l'humanité aveuglée est absolument vain. En panne de fins effectives et extérieures, l'homme s'en invente de fallacieuses et internes pour justifier de son goût pour la vie. La domination du troupeau par quelques bergers peu scrupuleux a toujours été la marque de fabrique des descendants d'Adam et Eve. Vivre pour se torturer, la morale moderne que l'on nous promet aurait de quoi faire frémir. Le fait qu'elle n'engendre que de timides et sporadiques réactions, vite canalisées par la pensée du devoir de citoyen, en dit long sur l'hédonisme censé diriger nos actions d'Occidentaux rationnels et critiques. Tu parles d'un hédonisme! Hédonisme : terme que les manipulateurs du vingtième siècle forgèrent pour pousser leurs contemporains dans la nasse du travail. Quand je pense qu'on trouve des philosophes, des sociologues ou des psychanalystes, tous intellectuels érudits et patentés, pour nous vendre le mythe du Plaisir et du Bonheur auxquels le travail nous mènerait gaillardement! Le goût pour la torture rejoint ici le totalitarisme explicite tel qu'il se pratique en Chine ou en Inde avec la bonne conscience des pratiques ataviques et immuables. Que l'ultralibéralisme soit un totalitarisme travesti n'est certes pas une surprise. L'aspect remarquable résiderait plutôt dans l'assimilation du plaisir ou de la réalisation de soi à la torture (pratique de tortionnaire totalitaire s'il en est). Il faut que la modernité ait bien dénié la souffrance inscrite dans l'existence pour en arriver à renier sa trame secrète, inscrite dans nos comportements quotidiens. Car il serait oiseux et hypocrite de se voiler la face sur la tartufferie de la modernité : la souffrance est bel et bien inscrite dans notre pain de chaque jour. Si l'on a fabriqué le nihiliste moderne sur le fondement controuvé du Bonheur ayant définitivement remplacé, grâce à la science et la technique, les efforts de l'ancien régime, c'est que la fable et la farce du Bonheur s'intègrent dans une stratégie d'occultation remarquablement perverse (où l'on voit que la perversité est la constante emblématique de l'époque) : le Bonheur n'existe que dans la mesure où il prend la place fantasmatique de la souffrance. Ce n'est pas que la souffrance ait été remplacée par l'adjonction de quelque miracle confinant à la grâce. Le seul moyen d'opérer la transmutation consiste à pratiquer le déni, en faisant croire que l'expérience de la souffrance évoque à présent celle du bonheur. Je souffre? Quel bonheur! Je meurs? C'est que je vis! Rien à redire sur cette technique de forclusion, qui crée des Surhommes à partir de mollassons insipides et dégénérés. Au final, les bénéficiaires de cette gigantesque arnaque sont les idiots utiles qui croient aux vertus de l'opération Vie Propre et, surtout, la poignée de cyniques qui se persuadent que les biens pris en cette vie sont les seuls qui méritent l'attention - et qu'après Moi : le Déluge.

Le retour d'Emmanuelle

Avant de me coucher, je tombe sur le début d'Emmanuelle 2, sur la chaîne câblée NT 1. Emmanuelle, l'événement érotique qui laissait espérer dans les années soixante-dix que l'humanité se libérerait en ouvrant sa sexualité aux anciens tabous. Aujourd'hui que l'on prend conscience de l'illusion de ces attentes, ce type de démarche livre de précieux enseignements. Comme je n'ai pas supporté longtemps les fariboles farineuses du scénario, qui n'est que le prétexte pour empiler les scènes voyeuristes et fantasmatiques, je retranscris l'extraordinaire scène inaugurale qui donne du crédit à l'arrivée d'Emmanuelle à Hong-Kong, où elle vient rejoindre son mari après quelques semaines de douloureuse séparation. On s'en doute, tant Emmanuelle que son mari ne se cachent pas de leur libertinage respectif, qu'ils assument parfaitement et réciproquement. Le message à peine subliminal du film consiste à rappeler au spectateur coincé des années soixante-dix que la libération des carcans moralistes qui détruisent le couple consiste à pratiquer et assumer les aventures extra-conjugales. Dans la morale érotico-pornographique, les solutions aux problèmes humains sont simples. Il suffit d'accepter l'inacceptable, de comprendre que le douloureux et la souffrance sont en fait du plaisir mal compris. C'est d'ailleurs l'enseignement que dispense la sus-mentionnée scène initiale (que je ne retranscris que de manière partielle, pour n'en avoir découvert que des miettes). Emmanuelle est dans sa cabine et discute avec une Allemande qui lui avoue, la complicité gagnant son chemin, avoir été victime d'un viol en Asie, viol orchestré par trois femmes asiatiques (le cliché colonial accroissant le stéréotype homosexuel). Il est saisissant de constater que l'Allemande évoque ce souvenir comme un plaisir paradoxal et interdit. La confession est accompagnée de rétrospectives langoureuses et vaguement subversives, censées attiser chez le spectateur l'excitation complaisante et complice. On remarquera que le viol est opéré par des femmes, ce qui le rend, dans la représentation, présentable. Une bande de violeurs masculins aurait engendré l'insoutenable et le scandale. Le viol par des lesbiennes évoque plus dans l'imaginaire la douceur féminine. Ainsi présenté, le viol devient une pratique valorisante, qui n'est jamais qu'un moyen d'accroître la puissance de ses fantasmes et de ses plaisirs. Cette banalisation du viol se redouble d'une volonté de le rendre plaisant : plaisir partagé tant par la victime, qui l'avoue d'ailleurs sans ambages, au milieu de ses bagages, que par l'auditrice (Emmanuelle) et le spectateur. L'idéologie ici à l'oeuvre suggère que le plaisir passe par la transgression des interdits. Le viol fait figure de transgression maximale et subliminale. A l'époque, les idéaux (post) soixante-huitards abritaient, comme une poule couve ses oeufs, l'ultralibéralisme et le consumérisme rampants. D'une manière générale, cette idéologie soutient que le plaisir est consubstantiel à la légitimation de la violence. Vous voulez être heureux? Prenez du plaisir à violer, tromper, faire souffrir! Plus exactement : prenez du plaisir à être violé, être trompé, souffrir. Car le plaisir du dominant était établi - celui du dominé demeurait beaucoup plus contestable. Aujourd'hui, les porn stars de gonzos détaillent avec beaucoup de conviction leur plaisir à être dominé(e). Qu'elles ont raison de nous enseigner la Voie vers l'Epanouissement des Corps et des Coeurs! Désormais, grâce à cette idéologie, le Mal devient Bien - et les vaincus des vainqueurs éclatants. L'idéologie érotico-pornographique est comme l'alchimiste transformant le plomb en or : elle transmute le tragique en sublime (dont on sait qu'il n'est jamais éloigné du grotesque, voire de l'abject). Il est certain qu'au final, le message que charrie Emmanuelle 2 comme un torrent de boue est la plus perverse des manières de réhabiliter (insidieusement) le régime de la violence comme l'apologie des forts et de l'inégalité foncière. Car le sens sous sa forme sens dessus dessous atteint ici son apogée (traduction critique : sa décadence) : le fait de faire croire que la souffrance peut se commuer en plaisir est le plus sûr moyen de réhabiliter le droit du plus fort aux détriments des faibles. Dans ce système pervers, où le viol est un plaisir, où la violence est une aimable bluette (une partie de plaisir?), le plus fort a d'autant plus de légitimité à prendre son plaisir totalitaire que la victime éprouve du plaisir à être dominée. Au passage, aucun détail n'est laissé au hasard. Emmanuelle 2 se déroule dans une colonie sous administration anglaise et ne manque pas d'acquiescer aux valeurs du colonialisme explicite, les Chinois et Asiatiques s'avérant au service des Anglais et Européens, y compris et surtout pour leurs bons plaisirs. Les soixante-huitards inconséquents et leurs affidés qui percevaient la pornographie (aujourd'hui conçue, après la surenchère prévisible, comme vaguement érotique) comme le résultat de leurs revendications libertaires ne manqueront pas de trouver leur juste compte : selon cet ordre de représentations, tout le monde sort gagnant de la grande loterie de la sexualité et de la vie, en premier lieu et a fortiori les perdants. Allons jusqu'au bout du raisonnement : ce sont les perdants qui deviennent les plus gagnants parmi les gagnants. Inutile d'insister sur le caractère illusoire de ce type de discours et sur le fait que l'idéalisation de la représentation n'engendre nullement sa réalisation. C'est même l'inverse qui se produit. Le réel se charge de rappeler que dans l'ordre du réel, la banalisation théorique de la violence favorise avec usure ses applications pratiques.

dimanche 27 mai 2007

Transporn

Si la sexualité humaine se libérait de ses préjugés ataviques, le porno serait un genre mineur, qui ne recueillerait les faveurs que de quelques pervers et de quelques ados en mal de transgression et d'interdits. Trouver intéressante la représentation outrée et purement mimétique d'échanges sexuels hyperréalistes est, si l'on accepte d'y songer avec un minimum de distance, aussi stupéfiant qu'inquiétant. Vu le succès de masse que le porno remporte, au point que les acteurs porno sont considérés comme les héros transgressifs de la modernité, c'est que le porno occupe la place de révélateur et de solution impossible au malaise de la sexualité. Un Tropico, Rocco? Malaise de la civilisation : malaise de la sexualité aussi, tant il est vrai que l'un est le miroir de l'autre, dans un jeu d'échanges complexes et indéfinis. Le porno occupe la place du sexologue, sauf qu'il ne vient pas résoudre des problèmes physiologiques ou psychiques, mais qu'il acquiert son statut du fait de la crise que traverse le statut de la sexualité. Il est ironique que ce soit la pornographie qui se trouve désignée pour dénouer la crise, un peu comme si l'on attendait d'un dictateur qu'il améliore les carences de la démocratie. Précisément, le porno est la stratégie la moins pertinente pour espérer dénouer la crise de la sexualité. C'est même la garantie que les maux s'accroîtront, puisque le but du porno est la quête effrénée du profit. La crise de la sexualité est une crise d'identité. Identité politique, identité ontologique. L'homme ignore où il va. Le sexe manque de fins. Comme l'homme, le sexe a substitué aux fins les moyens. Jadis, le sexe avait valeur essentielle de procréation. Aujourd'hui, il tendrait plutôt vers le plaisir : plaisir du rapport stricto sensu, plaisir de l'enfant-roi comme réduplication seconde et égocentrique. Oublieux des raisons et des fins de sa présence en son monde, l'homme a substitué au sens les sens. Dans le cadre d'une vision d'ensemble de l'humanité, la sexualité retrouverait son sens - et l'intérêt du porno deviendrait marginal, passager et vaguement ridicule.

L'ennemi intérieur

L'affaire est entendue. Quelques islamistes jusqu'au-boutistes menacent physiquement l'intégrité des bons citoyens démocratiques. Le discours occidentaliste voudrait nous laisser croire que la menace viendrait d'Orient et tendrait à détruire le bon Occident démocrate, pacifique et rationnel. Le totalitarisme théocratique serait à ce point le poison délétère que le prochain danger du vingt et unième siècle se réduirait à cette opposition de l'Occident salvateur et héroïque contre l'islamisme rampant. Bien entendu, l'islamisme est une pensée souvent monstrueuse, fanatique et aveugle, sectaire et excessive, hystérique et destructrice. Mais l'islamisme est l'enfant façon Frankenstein de la face sombre occidentale. C'est l'esclavagisme, le colonialisme, le néocolonialisme qui désespèrent le monde, les déshérités d'un système d'autant plus injuste qu'il se travestit sous les oripeaux de la démocratie et des Droits Universels de l'Homme, au point que le système finit par se retourner contre son propre fonctionnement, à l'instar des maladie auto-immunes - ou de la créature contre son créateur. Nul besoin d'escompter sur une hypothétique révolte des robots pour considérer la spectacle navrant de l'ultralibéralisme comme enfant monstrueux de l'impérialisme occidental. L'islamisme est le révélateur de la mentalité qui finit par s'emparer des opprimés quand ils se rendent compte que leur sort ne sera pris en compte qu'avec leur entrée dans la violence et la sauvagerie. L'ennemi de la démocratie ne se situe pas en premier lieu chez les islamistes, aussi grotesques soient-ils. L'islamisme peut se rapprocher par maints aspects des pires formes de totalitarisme, le monde musulman est un empire fantasmatique, une puissance fantomatique. La vraie puissance est occidentale. C'est aussi la seule puissance actuelle, une puissance si hégémonique qu'elle en vient à désigner ses ennemis extérieurs et inconsistants, une puissance qui aide d'une main et détruit des autres (innombrables). Le système de la démocratie occidentale n'est pas valable pour l'ensemble de l'humanité - mensonge originel et explication des tristes conséquences. Il n'est valable, et ô combien, que pour un cinquième - et encore. Le système démocratique avait trouvé un ennemi tout trouvé avec le communisme russe et international. Aujourd'hui qu'il n'a plus d'ennemi, qu'il se retrouve confronté à sa propre image et sa propre menace, l'Occident cherche à s'inventer un ennemi pour donner un sens à sa position et à ses valeurs. Quel est le totalitarisme le plus terrifiant? Celui qui avance sous le masque de la démocratie. Le plus grand ennemi de la démocratie n'est autre que l'Occident. Bien entendu, il s'attaque à des extrémistes grotesques, à qui il accorde une importance disproportionnée, pour mieux cacher que ces idéologies ne sont que des projections de l'ombre de l'Occident. L'Occident projette sur l'islamisme sa face sombre et inavouable. La lucidité ne revient pas à dédouaner les islamistes de leur sauvagerie inhumaine. Elle consiste à comprendre que les critiques clairvoyantes que les intellectuels occidentalistes dressent contre l'islamisme ne permettent pas d'y opposer le rempart de la démocratie occidentale. C'est ce qu'une certaine propagande pro-libérale aimerait laisser croire. La vérité est plus terrible : l'idéologie dominante n'est autre que celle qui se présente comme une anti-idéologie, un anti-totalitarisme, une anti-sauvagerie. Comment se comporte l'Occident à l'heure actuelle? Il suffit de constater les traits prêtés à la marionnette Ben Laden pour découvrir que le manipulateur est aussi un redoutable destructeur, qui, si on le laissait agir et s'agiter, finirait par avoir notre peau.

samedi 26 mai 2007

L'emprise du sens

Une des caractéristiques les plus remarquables du porno tient dans l'extraordinaire répétition des scénarios qu'il induit. Alors que les mauvais films se signalent par leur approche superficielle du réel, le porno ne court aucun risque, pour se limiter à des éructations plus ou moins aiguës en fonction de l'identité sexuelle. Les mâles sont censés produire les borborygmes les plus rauques; les femmes se signalent par leurs couinements stridents. Dans les deux cas, l'absence de sens pourrait à la rigueur exprimer la disjonction entre le plaisir (sexuel) et le sens. Il est remarquable que les sens désignent, dans un raccourci saisissant, le plaisir sexuel. Le titre d'un film-culte, L'Empire des sens, évoque mieux le plaisir que tous les racolages du monde. Les sens transcendent le sens. L'expression du plaisir est au-dessus des mots. Raison pour laquelle la distinction métaphysique essence/existence n'est pertinente que dans un schéma où le sens peut déchiffrer le réel. Le porno n'exprime aucun sens puisque le vieux dualisme y est remplacé par l'occultation de l'idéal au profit de l'hyperréalisme. L'absence de sens aurait pu engendrer le recours à la métonymie : ligne esthétique vers laquelle la tradition s'est logiquement tournée, consistant à exprimer les implications du sexe dans la vie ordinaire. L'absence a été comblée par la tautologie : soit le remplacement du sensible par la représentation outrée. Rien à redire : il n'y a rien à dire du sexe. Soit son usage mène à la reproduction, c'est-à-dire à la création ontologique, à ce mystère du devenir qui tient aussi dans sa nécessité implacable. Soit son recours conduit à la destruction, qui revient, on le notera, au cheminement inverse, mais aussi au dessein complémentaire de la reproduction. Pour le dire d'un mot, les sens renvoient soit à l'essence, qui est aussi la limite et le mystère du sens, soit à l'essence, liquide hautement inflammable et périlleux, dont l'embrasement conduit aux ravages et à la transformation. Le porno a choisi cette seconde option, qui est aussi une redoutable voie de garage. Le refus du sens mène au nihilisme intégral et à la violence intégrale, quand son acceptation pose son problème ontologique, mais permet à l'homme de se mouvoir avec dignité dans ce grand environnement dont il ne sait rien et qui lui sert d'habitacle provisoire.

Freedom fighters

Cet entretien entre Enrico Porsia, de Leader Africa et François-Xavier Verschave, ancien président de l'association Survie, pour la sortie de son opus De la Françafrique à la Mafiafrique, est le témoignage éclatant et visionnaire des graves dérives qui endeuillent (toujours) le continent africain et expliquent pourquoi la terre nourricière de l'humanité en est aujourd'hui le parent pauvre, ignoré et méprisé. Le grand Verschave, décédé en 2005 d’un cancer du pancréas fulgurant, fut-il à la Françafrique ce qu'un Zola fut à l'affaire Dreyfus, le génie littéraire en moins - le médium permettant à la vérité d'advenir, malgré la réécriture de l'histoire par les vainqueurs, en l'occurrence les anciens colons occidentaux, sûrs de leur puissance et de leur victoire? Quoi qu'il en soit, nous n'aurons jamais assez de respect pour évoquer la mémoire de ces héros de la modernité, qui ont combattu pour que la dignité des opprimés et des bafoués retrouve son éclat terni. Les victimes sont les vainqueurs de demain!



Il y a trois ans vous avez publié un livre qui dénonçait "le plus long scandale de la République", il avait pour titre La Françafrique. C'est quoi ce "continent" si particulier?

Ce que nous démontrons c'est qu'à partir du tournant des années soixante, un système a été mis en place pour continuer à opprimer les pays africains qui venaient d'accéder à leur indépendance vis-à-vis de la France. Ce système est constitué par des réseaux qui ont été développés et entretenus pour continuer comme avant. C'est la suite de la colonisation qui se poursuit sous d'autres modes. Or, le système de la colonisation était quand même bel et bien le système d'appropriation des richesses de l'Afrique par des étrangers. Et on a toujours continué, en s'alliant avec un certain nombre de responsables africains: ce sont les amis de la France... Dans la Françafrique il y a eu un processus de sélection des chefs d'Etat: par la guerre comme au Cameroun, par l'élimination comme au Togo ou en Centrafrique, ou encore par la fraude électorale...

Mais qui sont donc ces réseaux?

Au départ, sous De Gaulle, il y avait un seul réseau. C'est le réseau Foccard. Il est centralisé, c'est "Le" réseau d'Etat. Ensuite, à partir des années soixante-dix, soixante-quatorze, il y a progressivement plus d'une douzaine de réseaux qui se substituent au réseau unique. Il y a Charles Pasqua qui se dispute avec Foccard, il y a aussi Giscard qui met en place son propre réseau. Mitterrand fait de même. Sans parler des très grandes entreprises qui ont leur propre fonctionnement, tout comme les différents services secrets qui ont tendance à se chamailler entre eux. C'est ainsi que, graduellement, on est passé d'un réseau unique à plusieurs réseaux.

Récemment, vous avez sorti un nouvel ouvrage, Noir Silence. Votre livre est en plein dans l'actualité, en ce moment où nous voyons qu'il y a plein d'affaires qui sortent. Mitterrand, Sirven, Pasqua... A votre avis, à quoi est dû ce début de déballage?

Quand on regarde de près ce qu'on a appelé l'Angolagate, on se rend compte qu'on touche des nappes de corruption énormes. Il y a un volume d'argent sale, d'argent criminel, tellement gigantesque qu'il devient profondément inquiétant Il n'y a donc rien d'anormal, à mon sens, que de voir des réactions dans différents secteurs des sociétés occidentales. C'est le début d'une prise de conscience face au danger extrême que représentent ces conjonctions de milliers de milliards de francs. Car, cette masse d'argent criminel porte inévitablement atteinte à tout avenir démocratique. Ce sentiment s'est traduit, en particulier, par une réaction de la part des juges français. La prise de conscience de ce danger dû au développement exponentiel de l'argent sale, qui est aussi l'argent du pillage de l'Afrique, je pense, correspond à un mouvement de fond.

Ne pensez-vous pas qu'il peut aussi y avoir des règlements de comptes internes aux différents réseaux françafricains et qui utilisent la justice pour déstabiliser le clan adverse?

Une cause constante dans ce genre d'affaires ce sont les luttes internes entre réseaux et entre clans qui balancent à la justice les documents compromettants sur les réseaux rivaux. Ça, c'est une constante, même si j'estime qu'en ce moment précis ce ne soit qu'une cause conjoncturelle.

Mais, même conjoncturellement, comment l'interprétez-vous?

Il y a toutes sortes d'interprétations... Ce grand déballage s'est amorcé au moment où Elf, arraché à le Floch, à Pasqua et à Mitterrand, a porté plainte contre le Floch, et au moment où, aussi, Alain Gomez (le PDG de Thomson NDLR) a refusé de payer à Sirven sa part de commission sur l'affaire des frégates de Taïwan. Or, certains prétendent que ces deux grandes ruptures de l'omerta sont liées à des bagarres gigantesques dans ce qu'on peut appeler la République souterraine. Et dont l'objet, dit-on, serait celui de la main-mise sur l'appareil militaro-industriel français. Il y a des grandes empoignades. Ça c'est clair et il est vrai que, de temps en temps les juges héritent aussi des munitions qui sont balancées d'un réseau contre un autre.

Pourquoi votre nouveau livre s'appelle Noir Silence?

Après La Françafrique nous pensions avoir dit l'essentiel de ces relations littéralement néo-coloniales qui ruinent et oppriment les anciennes colonies françaises. Or, on s'est rendu compte, notamment à travers l'exemple du Congo-Brazzaville que la France pouvait mener une guerre secrète et être complice de crimes contre l'humanité sans qu'on dise pratiquement un mot, alors que ça faisait plus de victimes en un an qu'au Kosovo, au Timor Est et en Tchétchénie réunis. Il y a donc un problème de relation étroite entre cette oppression néo-coloniale et le silence qui est fait autour, qui empêche l'opinion publique française de savoir ce qui est fait en son nom. Et, il va de soi qu'un livre qui traiterait de ce sujet ferait lui-même l'objet d'une sorte de boycott médiatique. Donc d'un noir silence au second degré, ce qui n'a pas manqué d'arriver.

Malgré cela votre livre est en train de connaître un beau succès. C'est un grand éclairage que vous offrez à des milliers des lecteurs sur les méandres obscurs des réseaux qui pillent l'Afrique...

C'est vrai, Noir Silence s'est déjà vendu à près de 20.000 exemplaires. Mais ce qui a sensiblement changé les choses c'est l'action des juges qui, tout à coup, a fait venir une partie de ces scandales sur le devant de la scène avec cette première prise qui est l'arrestation de Jean-Christophe Mitterrand. Ce n'est peut-être pas la plus importante en terme de montant financier, mais peut-être la plus symbolique au niveau de l'opinion publique.

Dans toute votre enquête on voit toujours l'importance de la politique africaine pour l'échiquier politique franco-français... Qui contrôle l'Afrique contrôle Paris?

Tout à fait. Et de toute façon c'est le raisonnement des principaux leaders politiques français. D'abord parce qu'elle a toujours été la première source de financement des activités politiques, bien plus important que les financements français et, ensuite parce que les méthodes de corruption rodées en Afrique ont été étendues en France en terme de racket de marchés publics, en terme de corruption de fonctionnaires, de la classe politique... Les deux se sont entrelacés, c'est-à-dire que les comptes en banque, les comptes en Suisse qui abritaient les produits du pillage en Afrique ont été les mêmes que ceux qui ont abrité les revenus du racket des HLM ou les commissions sur les ventes d'armes, c'est-à-dire qu'il y a eu jonction entre les deux systèmes de corruption, interne et externe.

Entre les coffres suisses et le continent africain, assiste-t-on à des collusions nouvelles? Voit-on naître de nouveaux rapports internationaux qui donnent naissance à des réseaux de plus en plus dépendants des multinationales et de moins en moins des Etats?

Actuellement, je suis en désaccord avec ceux qui on l'air de dire: on remplace les réseaux avec les lobbies qui quelque part ne sont plus liés à l'appareil d'Etat. Ce que nous démontrons, au contraire, c'est que tous ces réseaux continuent à tirer leur puissance de l'appareil d'Etat. C'est évident pour des services secrets, c'est évident, bien sûr, pour des réseaux de l'armée régulière, mais aussi pour la plupart des réseaux politico-affairistes ou des réseaux d'excroissance, par exemple celui de la Grande Loge Nationale Française qui est encore au cœur de l'appareil d'Etat. Pourtant, il est vrai que nous assistons aussi à une évolution nouvelle.

Pouvez-vous nous l'expliquer plus précisément?

Au milieu des années soixante, le réseau unique, le réseau d'Etat, correspondait aux deux parties de l'iceberg: la partie visible, officielle de la relation franco-africaine, et la partie immergée qui comprenait tout un ensemble de réseaux contrôlés et centralisés par des services de l'Etat.

Ensuite, on a assisté au développement d'une douzaine de réseaux, qui sont, tous, encore très profondément imbriqués à ce qu'on appelle les intérêts de la France.

Maintenant, on assiste, progressivement, à une évolution nouvelle: c'est-à-dire à la jonction de ces réseaux françafricains avec leurs homologues dans d'autres pays: les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la Russie, l'Afrique du Sud... Donc, on est en train d'assister à une véritable mondialisation des réseaux, des fonctionnements souterrains, du pillage, de la criminalité économique. Cette jonction qui est en train de se réaliser va progressivement aboutir à une véritable "Mafiafrique". Dans des pays comme l'Angola, ou le Congo Kinshasa, pays extrêmement riches, qui ne sont pas, au départ, exclusivement liés à la colonisation française on assiste à la rencontre de plusieurs formes de fonctionnement souterrain. Le danger, c'est que ces rencontres sont tellement juteuses qu'elles risquent de faire école. C'est cette jonction que j'appelle la "Mafiafrique".

A la suite de la publication de Noir Silence vous avez reçu trois plaintes bien particulières...

En effet, nous sommes attaqués pour "offense à chef d'Etat" à l'initiative d'Omar Bongo, d'Idriss Déby et de Denis Sassou Nguesso (voir le document)...
Curieusement, ils ne nous poursuivent pas en diffamation, où nous pourrions porter la preuve de la vérité de ce que nous avançons. Par contre ces trois chefs d'Etat ont préféré sortir des armoires l'ancien "crime de lèse-majesté". Or, il faut souligner qu'en matière d'offense, la jurisprudence interdit les preuves. La question de la démonstration ou de la bonne foi de l'enquête ne rentre pas dans la sphère du débat. La seule question à laquelle doivent répondre les juges est de savoir si les propos que nous avons employés sont gentils ou pas gentils vis-à-vis de ces chefs d'Etat en question. Donc, même si les faits que nous rapportons sont vrais, ils pourraient être retenus comme étant offensants.

Comment appréhendez-vous donc ce procès d'exception?

Nous nous retrouvons dans un paradoxe complet. Au moment où la France vient de ratifier les statuts de la Cour pénale internationale qui l'oblige à poursuivre les crimes contre l'humanité, même commis par des chefs d'Etat... avec le recours au délit "d'offense" on ne pourrait pas en parler.
Nous comptons exercer le droit de tout accusé à se défendre et donc d'user librement des moyens de défense même dans ce procès qui est un procès politique. Bien qu'en principe ça ne serve à rien, nous allons faire la démonstration que ce que nous disons est vrai... et même au delà... Car, peut-être bien que ce que nous avons écrit est encore en-dessous de la vérité!
A ce moment-là il restera à la justice une alternative: ou bien elle condamne l'expression de la vérité par rapport à des événements qui concernent le sort de peuples entiers. Et alors elle sera en contradiction avec l'esprit des statuts de la Cour pénale internationale, ou bien elle devra trouver une astuce pour nous relaxer.

vendredi 25 mai 2007

Extension du domaine de la lutte...

Denis Robert n'est pas le martyr isolé de la Liberté. Les Arènes, l'éditeur de Robert, publient La force qui nous manque, témoignage de premier ordre sur les arcanes de la Justice et de la corruption franco-mondialisée. Si l'on en croit l'ancien juge Eva Joly, aujourd'hui réfugiée en Norvège comme conseillère du gouvernement pour la lutte contre la corruption et le blanchiment, sur les 60 trilliards de dollars que charrie l'économie mondiale, 15 seraient gérés par les paradis artificiels et fiscaux. Les hedges funds, dont l'Allemagne exigea la surveillance rapprochée, au grand dam des Anglo-Saxons et des Américains (notamment), permettent à des gérants invisibles et anonymes toutes les opérations de blanchiment. Inutile de se demander dès lors où l'argent sale s'écoule et se blanchit. Joly n'est pas décidée à se contenter de cette révélation édifiante : elle rappelle que, selon elle, la plupart des pratiques anti-démocratiques des démocraties occidentales dans le reste du monde s'expliquent par le passage du colonialisme au néo-colonialisme travesti en décolonisation. Joly n'a pas enquêté pour rien, avec les graves menaces que l'on sait sur sa personne, sur certains des volets de l'affaire Elf, qui éclabousse, à l'instar des frégates de Taïwan, les plus hautes sphères politiques et financières de l'État français. Joly n'hésite pas à mentionner le nom de l'aventurier Dumas, le beau Roland, dont les actions s'avèrent plus tortueuses que l'imagination d'Alexandre, l'ami de Mitterrand lavé de tout soupçon alors qu'il aurait bénéficié de millions d'euros d'avantages et qu'il se trouve, à en croire Le Monde, dans l'affaire de l'héritage Giacometti et dans l'indifférence générale, "définitivement condamné, jeudi 10 mai, à douze mois d'emprisonnement avec sursis et 150 000 euros d'amende pour complicité d'abus de confiance, la Cour de cassation ayant rejeté son pourvoi". Si l'on poursuit la lecture de l'article, on apprend que Dumas, "ami de la veuve du sculpteur, Annette Giacometti, avait été désigné exécuteur testamentaire du couple au décès de cette dernière, en 1993. Afin de payer des frais de succession, il avait demandé en juillet 1994 à Jacques Tajan de vendre quatorze sculptures et quatre peintures aux enchères, qui avaient rapporté 6,51 millions d'euros. Selon la Cour, M. Tajan, en accord avec M. Dumas, avait conservé sur ses comptes bancaires près de 1,3 million d'euros pendant cinq ans. Pour l'accusation, ce retard était frauduleux et destiné à masquer une trésorerie défaillante". Ce portrait sommaire et édifiant en dit long sur les pratiques des nababs corrompus de la République. A une période où Charles Pasqua sort ses Mémoires (Ce que je sais, les Atrides, 1974-1998), lui qui fut accusé par Verschave de complicités multiples avec l'hydre de la Françafrique, c'est la critique d'ensemble de l'hypocrisie démocratique qui se trouve rappelée par l'admirable Joly (qui suscitera toujours plus mon admiration que les starlettes éthérées de Cannes) : les Droits de l'Homme étant d'autant plus magnifiés qu'ils se trouvent cruellement bafoués par leurs promoteurs dès que l'occasion (la raison d'État?) se présente. Ce n'est pas la visite d'Omar Bongo avant la présidentielle, puis sa réception enthousiaste par le trio Villepin/Sarkozy/Bayrou, qui apporteront un démenti éclatant aux sombres descriptions que Joly dresse des hautes sphères du pouvoir.

Ce soir ou jamais?

Dernier épisode.

Au terme de cette retranscription engagée au sujet d'une émission assez prévisible portant sur un sujet on ne peut plus prévisible, les participants, qui, une fois de plus, se révèlent plutôt favorables à la pornographie (je ne rappellerai que le cas de l'inénarrable et stéréotypé Joignot), tant qu'elle se contente d'égratigner les interdits, se montrent tous obsédés par le travers de la prohibition. Redoutant de passer pour d'horribles moralistes (mieux vaut être pervers que moraliste de nos jours), nos convives (fort peu festifs) rappellent tous qu'ils ne sont pas favorables à l'interdiction de la pornographie. Quelle est la limite entre la tolérance absolue (qui conduit à l'intolérance) et la censure (qui mène au même résultat)? La première mesure serait d'encadrer avec plus de rigueur et de bonne foi une industrie qui pèserait en 2002 aux alentours de 50 milliards d'euros. Les stratégies d'interdiction devraient porter en priorité sur la révolution Internet, dont le développement facilite les techniques de contournement et l'accès en quelques clics aux mineurs et aux esprits crédules. La seconde mesure serait de lutter de manière enfin efficace, c'est-à-dire en prenant en compte les enjeux de la mondialisation, contre les graves perversions qui permettent aux pays pauvres de s'enrichir grâce au tourisme sexuel de masse (et je ne pense pas qu'à la pédophilie). D'une manière générale, la pornographie exprime l'esprit de l'époque. S'il est évident que le sexe a toujours déchainé les passions, il est certain que sa représentation évolue en fonction des époques. La pornographie est ainsi le miroir de la modernité. Le moins qu'on puisse dire est que le spectacle affligeant qu'elle produit devrait nous inciter à la prudence élémentaire quand la propagande néolibérale tresse les louanges de l'époque contemporaine, censée incarner toutes les vertus du Progrès. Il est certain que le traitement de la sexualité a beaucoup évolué en fonction des époques. Selon Wikipédia, "l'œuvre de Rabelais témoigne d'une mentalité pour laquelle la sexualité faisait encore pleinement partie de la vie humaine et n'était pas considérée comme un sujet "tabou", interdit à la représentation et au discours commun. À cette époque, une catégorie comme la "pornographie" était en fait inconnue, et l'accusation d'obscénité visait beaucoup plus des comportements que des représentations (écrites ou graphiques)". Il est fascinant de constater que l'Antiquité, notamment chinoise, témoigne d'une certaine reconnaissance, en même temps que d'une mesure certaine, envers la sexualité. Les outrances étaient sans doute parées d'un ridicule plus grand. Encore qu'il ne faille pas idéaliser les tabous et les non-dit des époques passées au nom justement de leur caractère passé. Il est fascinant de constater que la modernité prétend d'autant plus combattre les pratiques ataviques légitimant la violence sexuelle (incestes, viols, violences conjugales, pédophilie...) qu'elle en réintroduit certains signes et avec usure (réglementarisme dans certaines démocraties concernant la prostitution, explosion du commerce pornographique...). Le Progrès serait-il un leurre aveugle? La vérité est assez contraire : au lieu d'une réelle libération, c'est à la libéralisation des moeurs qu'on assiste. Soit l'hypocrisie qui consiste à remplacer les anciens interdits par l'Argent. Le nouveau dieu achète tout, réduit tout à sa passion destructrice. L'Occident ne s'est pas sexuellement libéré. Il a simplement rendu accessibles les échanges sexuels aux heureux gagnants du nouveau pouvoir, dont le signe ostentatoire consiste à amasser le plus d'argent possible. Effectivement, pour le milliardaire, aucun rêve, aucun fantasme ne semblent interdits. Pour les autres, ceux qui estiment vivre en démocratie, il n'est pas certain que les choses aient substantiellement changé, que le vieil équilibre foncièrement inégalitaire et inégal ait évolué dans le sens de la démocratie. Selon l'apologie de la violence, en revanche, les signes de Progrès sont éclatants. Il suffit d'en vérifier les stigmates, visibles et invisibles, auprès de la fange des déshérités qui constituent les esclaves sexuels et consentants de l'hypermodernité. Dont acte.

Ce soir ou jamais?

Episode 17.

Les participants remarquent que la normativité du porno est telle qu'elle suit non seulement les modes du moment, mais surtout l'idéologie ultralibérale, qui, elle, très cohérente, ne change guère.
- corps jeunes, immuables et sublimes, de plus en plus sublimes.
- chirurgie esthétique omniprésente, notamment pour les seins, les lèvres et les pénis.
- absence des règles chez les actrices, qui pourraient pourtant être retranscrites avec force détails, au vu du projet hyperréaliste. Dans la même veine délicate, on pourrait imaginer que les scènes de sodomie narrent avec fidélité les péripéties scatologiques auxquelles ces pratiques aboutissent logiquement.
- absence de traces de vieillissement sur le corps des participants.
- muscles abondants et hypertrophie des organes.
- indifférenciation croissante des sexes.
Je remarquerai que cette esthétique, qui joue à outrance sur la pureté des corps, est intrinsèquement fasciste : le corps pur s'opposant au réel impur, en l'occurrence à cet esprit métaphysique ravalé à sa perte et sa dégradation. Où l'on voit que le porno charrie le message subliminal inverse du monothéisme et de la philosophie idéaliste. Où la culture identifie le récit de la Chute dans l'élément sensible, réhabilitant l'âme comme vestige inexpugnable du véritable réel, le porno opère le renversement exactement contraire : selon lui, le sensible est l'absolument pur et idéal, tandis que l'esprit et le virtuel sont les ressorts de l'abjection. Selon le porno, le sensible débarrassé de ses oripeaux métaphysiques est l'Hyperréel, la réconciliation de l'homme avec lui-même, c'est-à-dire la représentation du réel moins le réel.
Il me souvient de cette scène où Katsuni, avec un naturel déconcertant, couche avec un couple d'homosexuels également bi : tandis que l'un des partenaires sodomise Katsuni au bord de la piscine, son compagnon fait de même avec lui, dans un hallucinant projet de queue leu leu qui n'est pas sans évoquer les scènes irréelles de la Philosophie dans le boudoir et la philosophie incohérente du Divin Marquis dans son oeuvre (Dieu se trouvant d'autant plus insulté qu'il est nié). Effaré de cette évolution du porno vers la transgression des genres sexuels, jusqu'ici respectés jusqu'au racisme, je contemplai le spectacle : la tolérance devient ici hypertolérance : le seul moyen d'égaliser les différences revenant à tendre vers le principe de relativité absolue et le nivèlement universel des valeurs. Tout se vaut, slogan qui, dans le cas de la pornographie, engendre le terrifiant blanc-seing du : tout est permis. La tolérance du porno revient à légitimer toutes les déviances par rapport au modèle hétérosexuel majoritaire. Non qu'il soit honteux d'être homosexuel ou bi, bien au contraire, mais qu'il faille, à en croire ce type de films, en passer obligatoirement par des expériences gay (et pourquoi pas trans?) pour ne pas se retrouver affublé de l'étiquette infamante de personnage coincé dans sa libido judéo-chrétienne. L'hétérosexuel de base, celui qui a le malheur d'afficher des orientations sexuelles classiques, désespérément classiques, se retrouve vite catalogué ringard, voire, pis, insupportable réactionnaire. Le vilain petit canard qui est si obtus qu'il n'a jamais essayé l'expérience gratifiante de l'homosexualité! Pourtant, Katsuni est présente pour enseigner la voie du plaisir : cette jeune et belle femme n'est parvenue au plaisir qu'en enchaînant les scènes de domination exacerbée, couplées avec des relations de partouzes lesbiennes. Il est préférable de bouffer à tous les râteliers avant de se prononcer sur le goût du sexe et de la vie. La morale de cette histoire est consternante : l'apologie de la liberté absolue engendre rien de moins que la permissivité absolue à l'égard des formes les plus exacerbées de violence. La liberté signifie rien de moins que le fait de tout essayer avant de choisir en conscience. Le libre-arbitre poussé dans ses retranchements suppose le travestissement du choix en acceptation de la violence masquée. La surenchère qui gagne actuellement le porno n'est pas du tout un mal insidieux qui le gangrène, mais sa logique mutation vers ce que sous-tendait dès le départ sa démarche totalitaire et égalitariste.

Ce soir ou jamais?

Episode 16.

Davy se plaint que les tabous ataviques ont enfermé le cinéma pornographique dans le ghetto de l'industrie, de la marchandise, de la performance. Davy aurait rêvé de réaliser l'artistico-porno digne de son pendant Bergman (du porno ennuyeux et brumeux, voilà qui promet). Noé s'insurge qu'on ne puisse présenter un film avec des scènes sexuellement explicites sans se heurter à la fameuse interdiction aux moins de 18 ans. La censure pornographique s'expliquerait seulement par l'intervention d'associations moralistes et réactionnaires. Noé a raison : autorisons la pornographie à tous les publics, y compris ceux adolescents et enfants, et la société se libérera de ses préjugés et complexes! La pornographie sauvera le monde! Davy est encore enfermé dans sa gangue de libéralisation, sans comprendre que la représentation crue de la sexualité engendre précisément le pornographique tel qu'on le connaît à l'heure actuelle et tel que tous s'accordent à en dénoncer les dérives. Le dédoublement fantasmatique qu'entreprend Davy pourrait ainsi trouver son pendant politique avec l'idéologie de type communiste, mais surtout avec son alter ego littéraire. Contrairement à ce qu'affirme Joignot, la grande littérature ne traite de sexualité que dans la mesure où elle n'obéit pas aux impératifs pornographiques. Le principe pourrait s'énoncer avec l'exemple de Zola. Le pape du naturalisme écrit des chefs-d'oeuvres dans la mesure exacte où il diverge (à son insu?) des représentants de son école (ainsi des Goncourt, champions de l'ennui, dont on peut se demander si les apôtres du Nouveau Roman ne constituent pas de modernes et lugubres épigones) par son lyrisme halluciné et sa capacité, fort métaphorique, à dire le réel autrement qu'à l'ordinaire. Permettre à la représentation d'entrer en prise avec le réel si indéfinissable et ineffable - telle pourrait se définir l'entreprise artistique en général, littéraire et cinématographique en particulier. La démarche pornographique réalise précisément le prodige inverse : de tuer le réel et d'instaurer en lieu et place le règne outrancier, brutal et obscène (de ce fait) de la représentation humaine. Décrire le sexe dans sa profondeur implique précisément qu'on en montre ni les détails ni les plis. Plus on exhibe, moins on signifie. Le sens est prisonnier de la métonymie comme la pornographie de sa gangue tautologique. On comprend mieux la surenchère dans laquelle elle s'enferre avec délice : condamnée à montrer toujours plus, elle finit par filmer les orifices de l'intérieur, dans un élan voyeuriste et nauséabond dont on commence seulement à mesurer le caractère intrinsèquement et viscéralement (c'est le cas de le dire!) morbide. Autrement dit, pour qui souhaiterait parler de sexualité, rien de plus classique : ne lui resterait qu'à revenir aux bonnes vieilles méthodes et à s'interroger sur les raisons qui interdisent de fonder un nouveau genre (plus fantomatique que le snuff movie) esthétique. Joignot a tort de différencier le gonzo de ce qu'aurait pu être le chef-d'oeuvre porno...

mardi 22 mai 2007

Ce soir ou jamais?

Episode 15.

Gaspar Noé : on ne peut pas filmer le sexe normalement, pas plus qu'on ne peut montrer des gens en train de se sucer ou de se lécher dans leur naturel. C'est d'autant plus incompréhensible que la société ne s'insurge pas quand on montre un braquage de banque, des morts et du sang en cascade.

Cespédès avance l'hypothèse selon laquelle la représentation des parties génitales serait tabouisée (quel terme barbare chez un amoureux déclaré de la langue française!) pour des motifs culturels (le fameux héritage judéo-chrétien?). Cespédès, opposé à tout projet de censure, en appelle à une contre-pornographie pour prévenir les effets dramatiques de la pornographie sur les mentalités et les moeurs. A écouter Noé, la ghettoïsation du sexe est rapprochée de celle de l'amour, selon l'idée que l'amour, c'est le sexe. Le rapprochement n'est pas innocent. Il tend à nier le sentiment au profit du pur acte mécanique et déréalisé. Qu'est-ce que l'amour? Qu'est-ce que le sexe? Qu'est-ce qui autoriserait un tel rapprochement? Laissant le soin, pour le moment, au lecteur de répondre à ces questions capitales, j'avancerai l'hypothèse que si le sexe n'est pas représenté librement, fidèlement, dans le cinéma classique, c'est que le but de l'art n'est pas de reproduire fidèlement les faits et événements, mais d'en montrer la dimension inobservée. C'est ainsi que le terme polysémique de reproduction prend tout son sens. Reproduire désigne le mécanisme de mimétisme fidèle du réel, mais aussi la reproduction sexuelle, dont l'élan créateur indubitable ne saurait être mis en valeur par la caméra ou les mots. Le sexe dans sa dimension finie est une caricature qui conduit logiquement à la surenchère de domination et de violence, quand la démarche artistique qui consisterait à exprimer les éléments inaperçus dans le sexe demeure vouée à l'échec. Faut-il postuler que le sexe est le domaine du non-dit? N'y aurait-il rien à dire du sexe dans la mesure où le sexe serait indicible ou obscène (option de l'hédonisme matérialiste ou ontologie classique)?

Vincent Cespédès : la pornographie recèle en son sein des éléments nettement fascisants. Selon un psychanalyste anglais, le très controversé Masud Khan, dont les travaux sur les perversions font cependant toujours autorité, la mécanisation et la consommation de l'autre dans le cadre de la pornographie est à mettre en relation avec le meurtre de la réciprocité et du rapport à l'autre (le fait qu'un jeune, acteur pour un casting, puisse aujourd'hui appréhender le plaisir comme le fait de jouir en ravalant le partenaire à l'objet).

La présence de la mort dans la pornographie mérite d'être évaluée à l'aune de la violence. Le morbide n'est pas tant le rappel du tragique de la vie (par exemple) que l'apologie unilatérale et aveuglée (pour ne pas dire de mauvaise foi) du meurtre psychotique. J'entends par meurtre psychotique l'idée selon laquelle la destruction de l'autre est l'acmé de la psychose en ce que la psychose n'est capable de reconnaître le réel extérieur que dans sa dimension de destruction finie. Cette relation biaisée est symbolique dans le cadre de la pornographie, en ce que la sexualité exacerbée dans sa dominante finie conduit au meurtre (par définition symbolique) du fantasme, quand le tueur en série est acculé à la répétition destructrice pour ne pas sortir de sa souricière ontologique que constitue la réduction du réel au pur fini.

Jean-François Davy : le discours de Cespédès respire le mensonge réactionnaire. La pornographie est le contraire de la prostitution. Les relations entre les acteurs sont fondées sur le principe équitable du libre choix, de la complicité, voire de la camaraderie (approbation de Katsuni). Dans l'échange prostitutionnel, le rapport entre la professionnelle et le client est faussé (toujours cette manie de considère la personne prostituée comme une femme!). Dans la pratique pornographique, la jouissance serait d'autant plus inacceptable que les actrices jouiraient plus que dans la réalité. Tel serait le vrai objet du scandale. Cespédès objecte que le fascisme pornographique représente la femme comme pétasse soumise et l'homme comme mâle triomphant. Tout rapport créatif est annihilé. Devant les récriminations indignées de Davy, Cespédès rappelle que la consommation pornographique contemporaine est bien différente des transgression parfois créatrices d'antan (de l'époque où la pornographie était confidentielle et prohibée), d'autant plus que ces transgression relèvent le plus souvent du fantasme utopique et de l'exception marginale.

Faut-il légaliser la pornographie au nom de la géniale marginalité de Pasolini? Il est fascinant de compter sur le témoignage de Davy, fervent promoteur de la pornographie, touchant à la prostitution : Davy entend réhabiliter la pornographie en la différenciant radicalement de la prostitution, qu'il condamne de ce fait comme une violence évidente. Dont acte. Ce témoignage de première main mériterait d'être enregistré et servi contre les tentatives d'apologie de la prostitution au nom de la libération des moeurs, de la liberté du sujet et d'argumentaires fallacieux, dont il importe de noter la parenté avec ceux de Davy (et d'une manière générale des apologètes de la pornographie). Contre Davy, il importe de rappeler et de marteler la proximité troublante qui unit pornographie et prostitution. Davy opère ce faisant un dédoublement fantasmatique qui lui permet de dédouaner la pornographie (dont il fut un juteux représentant, son seul film-pionnier Exhibition ayant réalisé deux millions et demi d'entrées) en accablant la prostitution. Une démarche cohérente consisterait au contraire à opérer le lien entre les deux activités. Lien très simple à édicter : il consiste à réduire le réel au fini, le corps à la marchandise, le but de la vie au profit.

Davy bis : se fâche tout rouge devant le discours (soi-disant) réactionnaire de Cespédès, lequel mélangerait le pur et l'impur.

L'argument est éclatant : si la pornographie commercialise la représentation sexuelle, Bach faisait de même avec ses oeuvres! Davy, qui se veut un libertaire, un subversif et un libérateur, dévoile de ce fait son vrai visage, un peu comme la parole crapuleuse recèle à un moment ou un autre ses ratés : si libération Davy a mené, c'était celle entreprise au nom de l'ultralibéralisme et de la société de consommation (où l'on voit que les idéaux soixante-huitards jouèrent trop souvent le rôle de moteurs idéologiques travestis pour les idées qu'ils prétendaient combattre). Davy se montre d'autant plus vindicatif qu'il est persuadé de jouer progressisme contre réaction, alors qu'il est l'apôtre de la morale ultralibérale, selon laquelle le sexe peut, comme le corps, faire l'objet de marchandisation. Cespédès rappelle que la pornographie contient bel et bien une idéologie. J'ajouterai quant à moi que si cette idéologie est si peu décriée, c'est qu'elle est l'idéologie dominante de la société occidentale. Cette idéologie consiste en fait à ramener et enfermer "jusqu'à en crever" (Cespédès) les jeunes dans des rôles (psycho)rigides, selon leur appartenance sexuelle. Il est fascinant de constater que la pornographie, singulièrement, la société, dans son ensemble, se perçoivent comme libératrices des anciens tabous dans la mesure où elles les réinstaurent subrepticement en y ajoutant le consumérisme et le profit outrancier.

Katsuni : s'avoue très excitée à l'idée de subir des scènes de soumissions extrêmes. Rappelle que ces scènes de soumissions extrêmes excitent beaucoup le public masculin. Certes, la pornographie se situe dans la caricature et le grotesque, mais le mécanisme de l'érection implique ce type de représentations outrancières, cette image de la femme au service de l'homme. On oublie les films où la femme est dominante pour se focaliser sur les témoignages d'anciennes actrices "repenties", qui regrettent leurs actes et dénoncent les maltraitances qu'elles ont subies. Selon Katsuni, quand la femme domine, elle est mise en valeur et sublimée en tant que femme toute-puissante. Quel modèle a inspiré Katsuni aux commencements de sa glorieuse carrière? Celui de la femme toute-puissante, qui a tout le temps envie (de sexe, de vie - ou de mort?)

Pour Cespédès, toute domination reste dans un rapport de violence et de négation de la réciprocité. Millet vole au secours de Katsuni pour édicter que la violence et la négation de la réciprocité fait partie intégrante de la sexualité. Katsuni ajoute qu'il s'agit d'une confrontation entre deux corps. Ce terme acquiert une résonance frappante quand Cespédès rappelle l'abus de pornographie auquel les militaires seraient gavés parfois (souvent?). Je finirai cet épisode en revenant sur le besoin de légitimer la surenchère ou la caricature pornographiques au nom de besoin sexuels impérieux et exceptionnels. Ce faisant, Katsuni se fait le porte-parole de toux ceux qui estiment, souvent confusément, que :
1) les besoins sexuels appartiennent à une différence qu'il convient d'intégrer au souci de tolérance si cher à Voltaire et aux Lumières.
2) des besoins sexuels importants ne peuvent être assouvis que dans la violence et la domination.
3) les besoins sexuels relèvent de la même échelle d'interprétation et de valorisation que les capacités sportives. Un étalon sexuel (le terme d'étalon ne devant rien au hasard) étant à rapprocher d'un sprinteur de haut niveau. Cette comparaison entre Rocco Siffredi et Carl Lewis est intrinsèquement fasciste, Cespédès a raison de le souligner, en ce qu'elle établit une correspondance entre les inégalités physiques et la nécessité de les contenter selon un strict respect de la hiérarchie des intensités. Dans le cadre de l'histoire de la reconnaissance de la pornographie (notamment de son encadrement légal), le droit du plus fort est ici réintroduit au nom de la dénonciation des injustices et de l'apologie de l'égalitarisme.
4) l'individu serait dépendant devant ses besoins sexuels comme on l'est devant ses capacités physiques ou sa couleur de peau. A supposer que ce déterminisme étriqué soit juste, alors qu'il est réducteur en diable (à l'instar de la démarche pornographique), il serait aberrant qu'il devienne le modèle dominant, un peu comme si on généralisait le viol ou la pédophilie du fait qu'elles sont innées et que leurs auteurs n'en sont pas responsables.

Ce soir ou jamais?

Episode 14.

La romancière Héléna Marienské a le bon goût de rappeler que la jouissance chez les actrices de hard lui paraît une gageure incompatible avec la démarche du porno, qui est une démarche de contraintes, de normativité, de stéréotypes et de stricte observance du cahier des charges. Selon Marienské, bien qu'il soit de bon ton chez les hardeuses de clamer leur différence, leur sexualité hors normes ou le pied invraisemblable qu'elles prennent, quitte à revendiquer le caractère exceptionnel de leur sexualité, il est plus probable que Cespédès ait raison de rappeler le puritanisme qu'induit la démarche pornographique, puisque la notion de plaisir par l'échange est battue en brèche au nom du plaisir solitaire. Cette intervention est immédiatement contredite par Jean-François Davy, qui a tourné le premier documentaire-film porno, Exhibition, et qui est persuadé du caractère positif et libérateur de la pornographie sur l'époque et les mentalités. J'ignore si Davy est un idiot utile ou un sinistre cynique, mais Joignot en remet une couche en insistant sur le fait que la pornographie se situe dans l'ordre de la jouissance fantasmatique entre un homme et une femme. Une fois de plus, on aimerait rappeler à Joignot que son puritanisme exacerbé, travesti en ouverture d'esprit, l'empêche de considérer la pornographie comme une démarche concernant aussi l'homosexualité ou la bisexualité. Passons sur cet énième paradoxe. Gaspar Noé intervient pour expliquer que, contre l'esthétique outrancière et caricaturale de la pornographie, dans laquelle ni le réalisme, ni le plaisir ne peuvent se retrouver, il a tenté en vain, et à maintes reprises, de filmer l'amour normalement - comme dans la réalité, quoi. Selon Noé, rien n'est plus jouissif que de faire l'amour. On pourrait commencer par faire remarquer que l'exhibition de cet hédonisme matraqué est plus que douteux. Il est certain (et réconfortant) que le plaisir s'obtient par d'autres moyens que par le biais de la sexualité (qui est plus débridée, irréaliste et outrancière). Heureusement! Je n'invoquerai que l'expérience du plaisir esthétique (contemplation d'oeuvres d'art) tel que Schopenhauer le mentionne avec brio et perspicacité. L'écoute d'une mélodie géniale, le spectacle d'un chef-d'oeuvre pictural ont autant de valeur que ce plaisir sexuel magnifié (c'est-à-dire galvaudé) que l'on exhibe pour faire passer la pilule amère - oublier à quel point la civilisation se réfugie dans l'hédonisme quand elle manque de fins et de hauteur, quand elle est engluée avec désespoir dans la finitude. Noé renchérit en s'insurgeant contre le droit à montrer des tueurs en série alors qu'il est interdit d'exhiber le spectacle de la sexualité. La comparaison de Noé vaut son pesant d'or. Quel rapprochement révélateur! Rapprocher le hardeur du tueur en série, personne n'aurait osé - à part un réalisateur de films pornos! C'est effectivement le cas, pour cette raison simple que l'individu coupé de son rapport à l'infini, immergé dans la finitude comme une malédiction diabolique, ne peut qu'accéder à la destruction du réel. Destruction symbolique dans le cas de la pornographie; destruction physique dans le cas du serial-killer. Dans les deux cas, la répétition comme enfermement frappe, le terme de serial révélant cette réalité psychotique latente. La figure littéraire du tueur en séries ou du psychopathe à dominante sociopathe est une des constantes inquiétantes de la modernité - avec le hardeur, justement. J'invoquerai à cet effet le best-seller inquiétant et gore de Bret Easton Ellis, American Psycho, dans lequel le tueur en séries se conjugue, en un dédoublement schizophrène impressionnant, au modèle de la réussite ultralibérale, le parfait golden boy américain. Que Gaspar Noé se rassure : il est heureusement plus réjouissant et plus jouissif de faire l'amour que d'être acteur ou spectateur d'un porno, comme il est heureusement plus jouissif de faire l'amour que de recourir aux services tarifés d'une péripatéticienne. Son étonnement quant à l'absence de sexualité explicite (au sens d'explicit lyrics, formule bien connue des adolescents adeptes de gansta rap) dans la littérature ou le cinéma est plutôt étonnant de prime abord. A y bien regarder, l'incompréhension cède le pas devant la lucidité. Si aucun film ne représente la sexualité de manière aussi explicite que la pornographie, c'est que la sexualité n'est pas représentable et que sa représentation aboutit nécessairement à sa déformation et sa trahison (si l'on accepte le postulat, guère contestable, selon lequel la sexualité effective se situe aux antipodes de la sexualité pornographique, dans un élan de différenciation salutaire). Clément Rosset remarque que la partition entre la littérature et la production érotico-pornographique suit une curieuse distinction : les oeuvres les plus excitantes étant bien souvent celles où le sexe est suggéré, où la démarche du fantasme (qui est de cacher et de sublimer) est respectée, alors que les oeuvres érotiques ou pornographiques ratent leur dessein affiché (prétexte il est vrai au vrai dessein, de nature plus pécuniaire qu'esthétique). Ce sera ma conclusion sur ce point : plus on en montre, moins le désir se trouve stimulé - à moins de considérer que la stimulation est purement mécanique, mimétique, frénétique (affectant les premières minutes). Noé ne s'est-il toujours pas aperçu que le pornographique, non seulement exprimait les fantasmes les plus outranciers et grandiloquents de la puissance mal assurée, celle qui vacille quand on lui rappelle qu'elle ne saurait se mouvoir dans le fini seul, mais était le plus puissant tue-l'amour qui soit - l'inverse de ce qu'il prétend être à longueur de propagande : un libérateur de tabous, un efficace stimulant érogène pour couples en mal de libido, le moyen de transformer le sexe et le plaisir en Souverain Bien.

lundi 21 mai 2007

Attachés-caisses

A en croire l'inquiétant Georges-Marc Benamou, Mitterrand, peu de temps avant la fin de se second septennat, donc peu de temps avant sa mort, aurait déclaré en substance : "Je suis le dernier des grands présidents français. Les suivants ne seront plus que des financiers et des experts-comptables." Il reste à expliquer comment cette prémonition peut être à ce point appliquée par des anciens fidèles du pré mitterrandien (Attali, Charasse, Benamou, pour ne citer qu'eux).

Ce soir ou jamais?

Episode 13.

Joignot, quand il déclare que l'espace de la jouissance est aussi celui de la prostitution, se rend-il compte qu'il profère un amalgame aussi inquiétant qu'abject? En prétendant que la prostitution serait le passage obligé pour que chacun parvienne à la jouissance, Joignot énonce une contre-vérité aussi inepte que passée sous silence par le reste du plateau et de la société. C'est que le sens et la sexualité sont domaines si peu débattus, à une époque qui se prétend si ouverte, que tous les amalgames, tous les préjugés, toutes les absurdités peuvent être véhiculés sans engendrer de mise au point rationnelle et lucide. Le raisonnement n'est pas seulement aberrant. Il fait fi de la souffrance objective que rencontrent les personnes qui se meuvent (terme neutre...) dans la prostitution. Est-il douteux ou seulement concevable qu'une personne prostituée soit en mesure de jouir dans l'espace réservé à la prostitution? La réponse coule de source et laisse entrevoir l'horrible totalitarisme à l'oeuvre derrière le système prostitutionnel travesti en vitrine de la liberté contemporaine : d'aucuns jouissent du pouvoir que leur confère l'argent et détruisent les victimes d'une situation qui réduit la personne aux bornes effroyablement étriquées de l'objet. Il serait temps de se demander si la jouissance est envisageable dès lors qu'elle instaure un rapport de réduction à l'objet. Allons jusqu'à l'extrême : le violeur jouit-il ou - souffre-t-il? La jouissance, à l'inverse du bon sens cartésien, est dès lors, selon cette conception en tout cas, le bien le moins équitablement partagé au sein de l'humaine nature, selon un critère et un refrain bien connus : selon que l'on soit fort ou faible... Pourtant, c'est au nom du droit à la jouissance pour tous, d'un égalitarisme du plaisir dans lequel seuls les apparatchiks trouvent leur compte, que le plaisir se trouve accessible à la minorité des élus qui ont les moyens de correspondre à la vitrine des goûts révérant la puissance et la domination finies. Le mensonge que véhicule Joignot est d'autant plus remarquable qu'il correspond en tous points à la vulgate ultralibérale, dont on peut constater les dégâts effroyables qu'elle produit dans certaines démocraties vénales quand elle prétend que le corps humain peut faire l'objet de consommations tarifées et que s'en offusquer relève du moralisme réactionnaire et passéiste.

Ce soir ou jamais?

Episode 12.

Joignot avait prétendu deux phrases auparavant qu'il était impossible et peu conseillé de juger l'acte sexuel. Il se réclame désormais du philosophe Ruwen Ogien, sans doute pour se donner une caution plus prestigieuse que celle pornographique. Ruwen Ogien fonde une éthique minimum à la Stuart Mill et constate, selon Joignot, que la pornographie est digne d'intérêt en ce qu'elle nous oblige à considérer le rapport comme allant de soi à soi. Sans avoir jamais lu de première main cet Ogien, je me trouve en accord avec sa constatation : effectivement, la pornographie se trouve nier, de manière remarquable, le principe de l'échange, qui consiste en premier lieu à reconnaître l'altérité. Il faut entendre jusqu'à ses conséquences les plus extrêmes cette proposition : la pornographie nie le principe d'échange et de reconnaissance de l'altérité, et, ajouterais-je sans forcer le trait, du réel. Symptôme psychotique, qui revient à n'intégrer l'extériorité du réel que dans la mesure où l'on en tire un rapport de domination, de destruction et de réduction à ses plaisirs pervers, purement narcissiques et aveugles. Le refus de l'échange mène au totalitarisme le plus virulent, comme le principe de la pornographie aboutit à la généralisation du gonzo, du gang bang, et, en filigrane, même si l'effectivité demeure douteuse et fort marginale, au snuff movie. Effectivement, Joignot a raison d'inférer l'absence de morale dans la pornographie du refus du principe d'altérité : dans ce système, la morale n'est pas possible, sans qu'il soit nécessaire de réduire la morale au moralisme. Au contraire, c'est le principe d'éthique dans sa démarche, ou l'idée que la morale se résume à une convention aristotélicienne, qui est rendu caduc. Ne pas juger signifie en fait la réhabilitation du bon vieux : tout est permis, ce qui revient à signer un blanc-seing aux pires abominations.
Avec ce prisme déformant comme miroir caricatural de la réalité, il devient possible de ne plus apercevoir la contrainte en oeuvre dans la pornographie et le fait que la pornographie mérite un jugement. Refuser ce regard critique revient à valider et avaliser le totalitarisme ou à lui préserver une niche dans le domaine de la sexualité, dont on conviendra que, si elle arrange les puissants, elle fait payer un prix particulièrement lourd et odieux aux plus démunis.

J'en profite pour glisser, en forme de codicille, comme dirait le grand Brassens, une remarque sur l'éthique minimale telle que semble la prône Ruwen Ogien. Du peu que j'en sache, l'extension du libéralisme politique à des domaines qui ne sont pas politiques est une aberration, dont le vice n'est pas seulement philosophique. Ce projet porte un nom en vogue: c'est l'ultralibéralisme. Et quand on constate la destruction à laquelle ce système idéologique renvoie, on ne peut que demeurer interdit devant la frénésie avec laquelle les tenants du libertarisme gauchiste accourent en pionniers de l'avant-garde pour en défendre le principe au nom de la liberté mal comprise.

dimanche 20 mai 2007

Yazid'show

Jamel remet, sur le plateau de Canal Plus, lors de la cérémonie de remise des trophées du football français, une récompense à Zinédine Zidane pour l'ensemble de sa somptueuse carrière. Bien entendu, les superlatifs pleuvent, mais Jamel, qui est censé faire rire, et Zinédine, qui préfère sourire que parler, représentent la France black-blanc-beur. Comme ce modèle d'intégration sportif bat en brèche la menace grandissante du communautarisme, le public salue à tout rompre les vannes de Jamel et les silences de Zizou jusqu'au ridicule et au grotesque. Ainsi, Jamel n'hésite-t-il pas à glisser à Zizou que ses deux buts en finale de la Coupe du monde ont permis d'abolir le racisme pendant quarante-huit heures. Effet garanti dans la salle, persuadée de lutter par ses applaudissements enflammés contre le méchant racisme qui étreint le bon peuple de France. Bien mal m'en prend, je ne ris pas : le racisme serait-il toujours le seul et triste apanage des Français blancs? Les Arabes et les Noirs de France seraient-ils toujours imperméables à ce sentiment que j'identifiais jusqu'alors et confusément comme un vice de l'humaine nature? Le racisme serait-il toujours dirigé contre les Arabes et Noirs de France, qui ne seraient que des victimes pures et innocentes? Je n'eus pas le temps d'approfondir cette perplexité naissante que Jamel avait déjà proféré une nouvelle et décapante annonce : à ses yeux, Zizou appartenait à l'Histoire, il avait accompli des actions si extraordinaires que les gens ne mesuraient pas la chance qu'ils avaient de le voir en vrai, de profiter de sa présence, de l'avoir vu jouer, de le voir sourire. Du coup, le numéro huit et demi se couvrit d'une gêne pudique. Quant à moi, je cherchai vainement dans la salle la présence de Nelson Mandela ou Michel Houellebecq, un grand homme d'État ou un artiste, enfin quelqu'un qui compense bon gré mal gré cette déclaration outrageusement grandiloquente par la noblesse de ses actions et mérites indubitables. Peine perdue : l'adresse était destinée à un footballeur, qui, aussi virtuose soit-il, évoquait irrésistiblement ce lanceur de pois chiche à qui Alexandre offrit un boisseau en guise de récompense pour pris de son talent aussi impressionnant que vain.

Ce soir ou jamais?

Episode 11.

Décidément, les propos de Joignot sont de joyeux joyaux! Poursuivant ses explications alambiquées sur la pornographie et les moeurs, Joignot s'emberlificote sous l'oeil de la caméra. Il explique ainsi : "Ce qui se passe dans la sexualité, au moment où l'on passe à la dimension de plaisir, ce que l'on a appelé le sexe, ou le cul, qu'on est entre deux personnes, ou d'autres, qu'on est dans le sexe et qu'on se rencontre, je pense que la prostitution, nous le sommes tous d'une certaine façon, c'est-à-dire qu'on veut tous se faire jouir. Ce qui est intéressant dans la pornographie, c'est qu'elle représente l'espace de la jouissance. Et l'espace de la jouissance, tout est possible, là. Ce qui se passe au moment où on jouit, on ne peut rien dire là-dessus. On ne peut rien juger, on ne peut pas en parler." J'ai essayé de retranscrire de mon mieux la pensée de Joignot, bien que son raisonnement ne soit pas facile à suivre à l'oral. Voilà qui n'est pas grave. Joignot est le digne représentant d'une certaine pensée 68, la mauvaise, si je puis dire, selon laquelle la libération sexuelle passerait par l'impossibilité de porter un jugement. Pensée démagogique, qui sert les intérêts ultralibéraux dans la mesure où elle prétend les abolir de façon utopique (à cet égard, les soixante-huitards démagos furent les idiots utiles de la mondialisation ultralibérale qu'ils dénonçaient). On remarquera en passant cette propension fascinante que possèdent en fond propre les néo-soixante-huitards et qui consiste à légitimer (théoriquement) tous les comportements au nom de la condamnation de la morale. Cette attitude se situe dans l'air du temps, mais illustre aussi la lâcheté humaine quand il s'agit de s'opposer à certaines vulgates, y compris quand elles sont manifestement ineptes. Ce refus de la morale au nom des conséquences hideuses du moralisme s'apparente à une morale du laissez-faire, qui rétablit le droit des plus forts, des puissants, et l'oppression des faibles au nom du combat contre les hypocrisies, les turpitudes et, pis, contre l'oppression. Dans cette optique, la jouissance est l'apanage de privilégiés, auxquels la naissance, le pouvoir, la richesse donnent accès à la domination sans partage et sans contestation. Joignot se récrierait sans doute à l'énoncé d'une telle constatation, mais il est d'autant plus urgent de revenir sur ses propos qu'ils sont énoncés au nom d'une certaine philosophie et qu'ils sont philosophiquement pauvres.
1) Tout d'abord, il est (intellectuellement) choquant que Joignot puisse sans se disqualifier ramener l'espace du plaisir et de la jouissance à la prostitution, soit au fait de traiter l'autre comme un objet pour accéder au plaisir. Ce coup de force contre le réel, qui valide au passage le principe de l'esclavage au nom d'un donné anthropologique inaliénable, induirait que le plaisir corresponde à une opération de réduction du réel aux bornes du fini. Nous ne nous situons plus ici dans l'exercice d'une définition minimale, mais dans celui d'une définition partielle et partiale.
2) Doit-on inférer des affirmations de Joignot que la jouissance d'autrui passe par sa réduction au statut d'objet? Le raisonnement n'est pas seulement spécieux ou bizarre. Il transpire l'odeur rance de la perversion ambiante. Car l'échange quel qu'il soit suppose précisément que l'on ne postule pas cette réduction de la personne à l'objet. Il serait déjà erroné de penser que le plaisir de soi passe par la réduction de l'autre au statut d'objet. Il est a fortiori aberrant d'estimer que cette réduction est nécessaire, non pour soi, mais pour l'autre. Il faudrait savoir : soit la pornographie est l'enseignement qui mène au plaisir, soit il est une gigantesque supercherie. Il semble que, par-delà la voix hésitante de Joignot, ce soit l'époque qui peine à se déterminer sur la question du plaisir : faut-il seulement considérer son plaisir personnel (et dans ce cas, les arguties que dispense Joignot sont odieuses), au risque de proposer une approche aristocratique du plaisir, où le dominé, majoritaire, n'aura d'autre choix que de ramener le plaisir à la domination qu'il subit pour se donner l'illusion du plaisir; ou faut-il établir le plaisir dans l'échange et le dialogue réciproques, auquel cas les propositions de Joignot (et de l'époque) sont ineptes (contradiction dans les termes)?
3) Dans le plaisir, tout est possible, édicte béatement Joignot, comme s'il énonçait une vérité profonde. Cet aveu terrible comme un coup de semonce impromptu résonne en moi comme l'écho à la célèbre formule de Dostoïevski : "Sans Dieu, tout est permis". Cette formule exprime et exalte le totalitarisme débridé, soit que Joignot considère que la sexualité est un espace exceptionnel, dont l'exception contraint au cloisonnement, soit qu'il s'aveugle sur ses propres positions. Il est certain que le tout est permis est la formule antithétique à l'exercice sain de la liberté (qui commence là où finit celle d'autrui). Il est remarquable que Dostoïevski, dont on n'a pas attendu Joignot pour s'aviser de son génie visionnaire, situe le passage du totalitarisme débridé à la négation de Dieu : comme si l'avènement de la réduction finie impliquait le règne de la domination, de la destruction et du cynisme. C'est effectivement le cas et il est d'autant plus curieux que Joignot n'opère pas le rapprochement entre l'esthétique pornographique de plus en plus violente et les racines de cette surenchère logique et conséquente. Il est pourtant le premier à dénoncer l'univers inquiétant du gonzo et des gangs bangs contemporains.
4) L'idée selon laquelle rien ne peut être dit sur le sexe est associée chez Joignot (et l'époque, je le répète, tant il est vrai que sur ce point, Joignot en est son médium à son esprit défendant) à l'idée que tout est possible en matière de pratiques sexuelles. Singulière manière de légitimer la pornographique que de passer du mystère du sexe à la validation de ses réalisations les plus extrêmes! Katsuni et Millet revendiqueront curieusement sur le plateau comme des fantasmes virtuels leurs pratiques, alors même qu'elles les ont accomplies effectivement. On touche ici au noeud gordien de la perversion, qui consiste à dénier au réel sa réalité au nom du fantasme de toute-puissance du sujet désirant substituer ses attentes au cours du réel tel qu'il se manifeste dans son devenir inquiétant parce qu'étranger et sans emprise. Le fait de dénier au jugement une pertinence sur le temps de la sexualité revient à refuser toute limitation et à encourager avec un aveuglement stupéfiant les dérives que Joignot sera le premier à dénoncer en fin d'émission et dont il a fait la matière de son ouvrage Gang bang, Enquête sur la pornographie violente
. On observera au surplus que l'idée d'une atemporalité de la sexualité ressortit de l'utopie, à l'instar du spleen baudelairien, et qu'il arrive plus souvent qu'à son tour que l'utopie serve les vents contraires. La disjonction entre l'analyse de la pornographie et de la sexualité chez Joignot et son analyse à charge des dérives pornographiques ne lui permet pas d'entrevoir que les deux démarches sont intimement liées et que ce sont des arguties comme les siennes qui permettent aux gangs bangs de prospérer sur le terreau du refus d'interdire et de la défense de la liberté. En somme, cette condamnation néo-libérale et ambiguë sert les desseins de l'industrie pornographique, qui, par ailleurs, est contrainte à pratiquer la surenchère dans la domination et la destruction si elle veut s'assurer de son chiffre d'affaires chatoyant.

Ce soir ou jamais?

Episode 10.

Frédéric Joignot : "Au fond, on est tous, un peu, les prostitués les uns des autres." Joignot entendait répondre aux réserves émises par Cespédès quant à la marchandisation inhérente à la démarche pornographique. Il rappelle que l'étymologie de pornographie renvoie à la représentation de la prostituée. Définition embarrassante, en ce qu'elle lève le voile sur les racines de la pornographie, mais aussi celles de la prostitution. Serait-ce que les deux activités soient plus liées qu'elles ne souhaitent le laisser entendre et qu'un regard lucide porté sur leurs valeurs renseigne plus utilement sur l'air du temps que de longues tentatives de réduction phénoménologique? Revenons à Joignot. Qu'entend-il par pornographie? Qu'une femme soit au service d'un homme. Joignot nous pardonnera-t-il de l'informer que cette définition de la prostituée est étriquée et fort stéréotypée et qu'elle ne prend pas en compte les cas courants de prostitution masculine et (ou) homosexuelle? Que nos esprits libérés s'avèrent pudibonds et conformistes quand on leur sonde les reins (car je doute qu'il soit souhaitable de sonder l'airain de leur pensée)! En tout cas, Joignot ne se tire pas d'affaire par une pirouette (ce serait le moins qu'on puisse dire). Il s'empresse, telle une autruche obnubilée par la fuite en avant, de plonger la tête dans le sac et de proclamer qu'il n'est pas responsable de l'ordre des choses. Autrement dit, ce n'est pas sa faute si tout le monde est au service de tout le monde - si chacun est l'objet de son suivant. Il me souvient de la remarque désabusée d'un ami sur le cours de la vie (professionnelle, notamment) : "On est tous les putes de quelqu'un". Je suis désolé de ne pas souscrire à cette vision moins fataliste et pessimiste qu'enfantine, mais il serait inopérant de confondre l'ordre de l'époque et celui universel. Il est d'ailleurs peu probable que cet ordre se trouve jamais, à moins de croire en la vérité, l'objectivité et autres approximations sublimes. Toujours est-il qu'en considérant que l'homme se réduit à un objet, la pornographie renvoie un regard kaléidoscopique précis et accablant sur l'époque. La société de consommation est celle de la réduction des êtres à des objets. Sans doute faudrait-il imputer des raisons décisives pour expliquer ce choix désarmant : en gros, la seule définition du réel que la modernité ait trouvée à proposer s'est résumée à celle de l'objet, soit aux limites du fini. Cette définition est monstrueuse en ce qu'elle occulte le réel qui aurait le malheur de ne pas correspondre à cette approximation. Joignot est bien l'archétype fidèle à l'esprit de son temps : ce journaliste émérite, pionner de l'aventure de Libération, Actuel ou Le Monde 2, doit sans doute se vouloir libertaire, subversif, destructeur de préjugés et d'idoles inutiles, alors qu'il ne fait que conforter l'idéologie dominante (qu'au surplus, dans un aveuglement cruel et ironique, il croit combattre).

Ce soir ou jamais?

Episode 9.

Si l'on écoute Catherine Millet, qui n'a pas écrit pour rien La Vie sexuelle de Catherine M., parmi les adolescents qui ont accepté de tourner le casting initié par Larry Clark, dans le cadre du projet Destricted, les heureux gagnants de la sélection auront le privilège de tourner des scènes porno avec des acteurs professionnels. Selon Millet, ces jeunes n'auraient pas perdu leur candeur et leurs interrogations d'adolescents face à la sexualité pour autant. Millet adhère ici au postulat selon lequel, bon an mal an, la nature humaine est immuable et que ce n'est pas quelques modifications quant à la représentation sexuelle qui changeront le problème. Que Millet, l'experte émérite des moindres recoins du bois de Boulogne, estime nécessaire de revenir sur la question suffit à démontrer avec éclat que le lieu commun ne coule pas de source - c'est le moins qu'on puisse dire! Quant à moi, j'observerai à quel point Millet a raison, tragiquement raison. Plût au Ciel qu'elle se fût fourvoyée! Si seulement les adolescents étaient devenus plus perspicaces, plus matures, plus lucides que les générations des Ages Obscurs! Ce n'est pas le cas et ce n'est pas le lieu de s'en affliger. L'homme ne changera ni avec la société de consommation, ni avec la pornographie. Il s'adapte. Le drame est que l'adaptation à la pornographie n'implique nullement que le regard des adolescents soit plus critique, plus distant. Il est au contraire tout aussi naïf, tout aussi enclin à prendre les images grotesques et grandiloquentes pour argent comptant. Millet a raison d'adhérer à la permanence des choses, mais son jugement est si avarié, si perverti qu'elle n'est pas effrayée par les conséquences évidentes de son constat. En effet, livrer en pâture à des personnes inexpérimentées, en phase d'apprentissage, de la violence sur le thème le plus tabou et le plus mystérieux, le sexe, c'est leur laisser croire que la violence, le consumérisme et l'ultralibéralisme sont des données qui ne définissent pas seulement notre modernité, mais investissent l'ensemble de la société et du réel pour le siècles des siècles. Amen! Millet délivre une parole monstrueuse et proprement effarante. Qu'elle soit invitée de marque sur un plateau de télévision prestigieux en dit long sur la doxa de l'époque. Une dernière précision, pour finir : Millet n'est nullement un performeuse pornographique, c'est la directrice de la revue Art Press, qui fait la pluie et le beau temps sur le marché de l'art contemporain depuis trente ans. L'art contemporain n'est pas une distraction dans la vie de partouzeuse de Millet (entre autres activités enrichissantes, n'en doutons pas). Je laisse la parole au peintre et journaliste Philippe Lejeune, qui s'applique à distinguer la notion de Beaux-Arts de celle d'art contemporain (d'après les références fournies par Wikipédia) : "N'importe quoi sauf la représentation (...) L'art contemporain se dit conceptuel, c'est-à-dire que, partant d'un concept, on arrive à procurer une sensation. Les Beaux-Arts se donnent un tout autre but, ont un programme bien différent. Partant de l'éprouvé, ils le confrontent à la mémoire collective pour arriver précisément à une idée, c'est-à-dire à un élément que l'on peut comparer(...)" Ce n'est certainement pas un hasard si l'art contemporain et la pornographie prétendent liquider la représentation et instaurer un rapport au réel direct, conceptuel - et utopique. Millet n'a pas commis tant de critiques d'art contemporain pour dériver sans explication vers sa sexualité compulsive et consumériste. Les deux approches sont esthétiques, cohérentes et intimement liées.