samedi 30 juin 2007

Politique de la pédophilie

A considérer le violent différend qui oppose Polac à Nabe, dont les bribes sont sauvées de la censure par la grâce de Dailymotion, la fureur de Polac n'est pas seulement occasionnée par les reproches enflammés de Nabe. On sent bien que les présentateurs Serge Moati et Dorothée Woillez sont dégoutés par l'épisode pédophile rapporté par Polac. Polac use d'un premier stratagème pour se sortir d'affaire : nanti d'une arrogance assez inquiétante pour la démocratie, notre notable gauchiste s'en prend à la télévision. Problème : quels que soient les reproches que l'on puisse adresser à la télévision, on ne voit pas bien en quoi ils dissiperaient la faute de Polac. Constatant que l'écran de fumée qu'il lève est insuffisant, Polac change de ligne de défense : il finira par contester avec une certaine condescendance la pédophilie au nom du fait qu'il n'y a pas eu pénétration. La belle affaire que voilà ! Ejaculer n'est pas pénétrer - sucer n'est pas tromper! Le slogan mériterait d'ailleurs qu'un tribunal se penche sur l'affaire. On imagine la tête du procureur en entendant cette défense dont la ligne se révèle cruellement puérile. Ce n'est pas ce déni (ultime) qui m'intéresse ici. Polac a l'air vraiment sincère en différenciant le politique du sexuel. Ainsi donc la démocratie, dont il se réclame avec usure, serait une affaire seulement politique. Le totalitarisme reprendrait ses droits en matière de sexualité. La liberté démocratique obéirait à une logique différente de la liberté sexuelle. En démocratie, la liberté s'arrête là où commence celle de son voisin. En sexualité, tout est permis, pourvu que le plaisir soit au rendez-vous. Peu importe le flacon, pourvu qu'il y ait l'ivresse! Le totalitarisme sexuel dont se réclame un gauchiste revendiqué comme Polac est édifiant. Il est de notoriété publique que le totalitarisme sert les forts. En la matière, le totalitarisme sexuel légitime la violence sur les culs des plus vaincus (et je m'excuse de ce vilain jeu de mots en repensant à Polac) : il est même permis de profiter de la faiblesse d'un orphelin de onze ans, léger attardé mental! N'accablons pas outre mesure Polac : sa confession jette un éclairage cru et sordide sur l'impressionnant compartimentage qu'un esprit pervers est capable d'insuffler dans sa vie. A la Cour, Polac, grand de la télévision, des médias, notable de Paris et des champs, séducteur impénitent et admiré, écri-vain et cinéaste, ami de nombreux puissants. Dans les choux, Michel, être infatué, atrabilaire et arrogant, au point de perdre la mesure et de juger littéraire (ah! mourir pour la littérature!) le récit de ses galipettes, toutes mineures et minables. Et si Don Juan sans la métaphysique n'était qu'un avatar pitoyable de l'homme?

vendredi 29 juin 2007

La perversion de la foi

Dans son altercation avec Lumbroso, Polac ne dispense pas seulement des explications fumeuses et fumistes. Avant de suinter de morgue et d'arrogance, qualités dignes d'un bon gaucho, Polac fait surtout preuve d'une mauvaise foi assez inquiétante. C'est ainsi qu'il explique le scandale causé par la publication, dans son Journal de 2000, d'un épisode pédophile par la bêtise moralisatrice. Pas compréhensive ni permissive? Lumbroso serait une "nunuche". Mieux vaut être nunuche que détraqué sexuel! A en croire Polac, l'accuser de pédophilie relèverait de la mauvaise foi (mécanisme de la projection bien connu, qui consiste à prêter à ses détracteurs les qualités dont on se trouve tristement affublé), car il n'a eu qu'une relation sexuelle avec un enfant de onze ans, léger handicapé mental et orphelin. Personne n'a prétendu que Polac était le Matzneff du journalisme, c'est-à-dire un pédophile chronique et heureux de l'être. Je suis même persuadé que la confession de Polac procède d'un remord qui refuse d'avouer son nom. Il n'empêche que se focaliser sur les désagréments engendrés par sa pratique pédophile procède d'un retournement d'importance ignominieux : manière d'inverser l'ordre des choses pour rendre le secondaire primordial et l'essentiel accessoire. Ainsi le principal reproche que Polac adressera à Lumbroso sera, à la suite de l'émission où elle l'a questionné sur cette confession, de lui avoir occasionné une nuit d'insomnie! La différence des pratiques pédophiles, bien que certaine, n'autorise pas le refus de la réalité. Et quel refus! Violent et irréaliste! Et c'est Polac qui remet sur le tapis le sujet brûlant! C'est donc que l'impudence s'accompagne ici d'une certaine dose d'inconscience, voire de bonne foi. Il est d'ailleurs curieux, je le répète, que personne ne soit intervenu pour quitter le plateau et ne pas compromettre sa présence dans cette farce abjecte. Que dirait-on d'un violeur qui affirmerait : "Je n'ai violé qu'une fois, donc je ne suis pas violeur"; ou : "J'ai violé une fois. L'expérience ne m'a pas plu, je n'ai pas récidivé." Un violeur est un violeur à partir du moment où il viole. Idem pour le pédophile. S'il est certainement des différences de pédophilie, même la plus singulière et exceptionnelle des pédophilies ressortit de la pédophilie. La monstruosité est remarquable en ce qu'elle se réclame de la normalité et s'insurge contre les reproches les plus fondés. Avec Polac, les critiques les plus légitimes auront toujours tort. Il sera scandaleux de s'insurger contre le fait de se branler, puis d'éjaculer sur les fesses d'un gosse fragilisé! Ce sera bêtise que de s'être livré au scandale médiatique pour une confession si sincère et vénielle ! Lumbroso aura tort d'avoir posé des questions si indiscrètes! Polac passera pour l'agressé en proie à l'injustice! Magie noire que celle du pédophile. Allons plus loin : magie noire que le raisonnement typiquement pervers. Il consiste à transformer en liberté et noblesse de sentiments les actions les plus sombres et destructrices auxquelles l'homme se livre. Le raisonnement est chez Polac de si bonne facture qu'il autorise à expliquer que la pédophilie n'est pas de la pédophilie et que le réel n'est pas le réel. A ce niveau de dissimulation, Polac est un grand alchimiste : il n'aura pas écrit ce qu'il a écrit et il n'aura pas fait ce qu'il a fait. L'or n'est pas du plomb : c'est de l'or! La foi est d'ordinaire cette force et ce secours qui permettent de vivre et de transcender, y compris les moments les plus difficiles. La foi déplacerait des montagnes. Il arrive parfois qu'elle convoque des abîmes et des abysses.

jeudi 28 juin 2007

Les malheurs de Béatrice

Aveux étonnants de Béatrice Dalle, actrice bien connue pour ses rôles extrêmes. A l'écouter répéter plusieurs fois que le cinéma n'est pas le réel, que ce n'est que du cinéma, caricaturale dans son rôle (réel) de rebelle racaille, agressive dans sa réputation de subversive oblige, quasi masculine pour approcher du psychopathe supputé, Dalle, qui parie déjà sur son statut d'icône, commence par expliquer qu'au cinéma tout est possible. Dalle est la grande prêtresse du trash. Touchez pas au grisbi, de peur qu'elle vous - mange. Selon Dalle, au cinéma, tout est permis, tout peut être montré. Définition du totalitarisme travesti en liberté? Définition du fantasme de la liberté comme incarnation de la toute-puissance singulière? Pas certain que l'art s'y retrouve! Dalle compare le cinéma à l'écriture (ou à d'autres arts). Que Dalle n'en soit pas à une incohérence près, peu importe : elle prétend dans la foulée n'être pas marionnette de fiction quand elle joue. Il faudrait savoir! Dalle ou pas? Passons. A l'écouter, les seuls esprits à croire le contraire seraient les faibles, selon qui les scènes au cinéma sont susceptibles d'être prises au premier degré (et engendrer quelques réelles tragédies). Ainsi Sade est-il innocent(é) pour n'avoir jamais oeuvré que dans la littérature. On objectera à Dalle, au risque de heurter son sens de l'évidence, que le cinéma n'obéit pas au même fonctionnement créatif que la littérature (d'ailleurs, Dalle commence par invoquer la musique, avant de se rétracter). La création littéraire convoque un univers purement fictif et virtuel, au sens où, s'il est inspiré de faits indubitables, recomposés entre eux, à la manière de la licorne, il se différencie absolument du réel par sa virtualité. Le cinéma crée un univers interlope, où le personnage tient à la fois du sensible et du virtuel. Qu'on le veuille ou non, le sensible n'est pas le seul réel - le virtuel est aussi réel. A la différence de la littérature, qui oeuvre dans le pur monde du virtuel, et n'engage jamais de personnages physiques, le cinéma se joue dans l'entre-deux. La revendication de Dalle est donc fausse : non, le cinéma n'est pas un art comme la littérature. Qu'elle le veuille ou non, le cinéma participe autant du sensible que du virtuel. Il est une représentation dans le premier sens du terme. Sans doute les Anciens ne voyaient-ils pas le théâtre et les comédiens d'un mauvais oeil pour rien. L'implication sensible que suppose le théâtre atteint inévitablement l'acteur réel et ne s'arrête certainement pas à son personnage. S'il n'est pas facile d'interpréter le rôle d'un meurtrier, encore est-il certain que l'acteur qui joue ce rôle n'est pas, lui, meurtrier. On peut faire semblant de tuer, comme on peut feindre l'amour et la totalité des actions, avec les progrès induits par la technologie et les trucages. Sans doute les truchements sont-ils autorisés. Pour des scènes trop dures ou trop osées, les interprètes sont souvent doublés par des cascadeurs ou des mimes consentants. Mais ceux-ci vivent ces scènes, si bien que le problème se trouve seulement déplacé. Rien à faire, rien à dire : le propre du cinéma (et de la représentation artistique) est de convoquer le réel au rendez-vous du virtuel. La fiction ne compose pas seulement avec le réel. Il arrive qu'elle l'intègre. Je pense à ces scènes pornographiques, qui sont à la limite du cinéma d'invention, et où les acteurs réalisent bel et bien leurs compositions. Si le meurtrier au cinéma ne tue pas, si de nombreuses scènes de sexe sont mimées, le propre de l'acteur porno est d'effectuer ces scènes, comme le propre supposé du snuff movie est de mettre à mort la victime à la fin de son fictif rituel macabre. Là se situe le caractère contestable des propos de Dalle (et la limite du cinéma comme art virtuel) : quand un des personnages de Dalle est nue, Dalle aussi est nue. Ce qui dans le cas particulier n'implique pas de traumatisme majeur (après tout, la nudité n'est jamais que notre condition première) peut s'avérer autrement plus pernicieux à mesure qu'on bascule dans l'hyperréel. Nombre d'acteurs porno regrettent ainsi dans leur chair leurs exploits passés pour ne pouvoir les imputer à l'étoffe étrangère de leurs rôles de composition. Le mensonge de l'hyperréel consiste à occulter la prégnance et l'omniprésence du réel. A trop laisser entendre que le réel est remplacé par son avatar transcendant, ou que le réel est dépassé par l'hyperréel, la modernité propage le mensonge selon lequel certains faits seraient étrangers au monde du réel. Malheureusement, ce souhait est trompeur. Le réel, tel une citadelle, est une place-forte imprenable et indépassable. L'antique jugement porté sur les acteurs et l'art de la représentation n'est pas à entendre autrement : menteur!

mardi 26 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 15.

La mauvaise foi est au coeur du sport au point que les dopés (champions?) notoires peuvent affirmer qu'ils ne se dopent pas sans susciter de quolibets et de contradictions. Il est vrai que les sportifs sont les spécialistes du déni, capables de jurer leurs grands dieux qu'ils sont innocents au sortir d'une garde à vue accablante ou d'un test positif. Rien d'étonnant à cette faculté aussi impressionnante que ridicule : car c'est le mensonge de l'époque que le sportif exprime et qui explique que tant de spectateurs continuent d'aduler leurs héros et d'applaudir à leurs exploits. Le mensonge sur le sport rejoint ainsi le mensonge sur le reél. Le mensonge des médias est pour ainsi dire connexe : à en croire les médiateurs, soit les propagateurs de la propagande officielle, les médias offriraient la représentation approfondie du réel. A moins de prétendre que le mensonge soit devenu la vérité, c'est l'inverse qui est vrai : la télévision est une déformation proche de la négation. L'hyperréel est un mensonge de part en part. La télévision comme représentation est bien cette reconstruction contre laquelle il n'y a rien à objecter. Rien en effet à redire à celui qui prétend que votre voiture est jaune alors qu'elle est bleue. Autrement dit : il est impossible de démontrer la fausseté d'une thèse sur le terrain du langage. Pour ce faire, il faudrait se confronter au réel et c'est précisément ce que la mauvaise foi refuse avec obstination et quelque solide raison. Pour se réclamer de ce qu'elle nie, la mauvaise foi s'ancre dans un territoire inexpugnable. Elle dresse l'apologie de la lutte contre le dopage quand elle incarne l'échec de cette lutte. Qu'est-il à objecter contre un sportif convaincu de dopage et qui jure ses grands dieux qu'il ne s'est pas dopé? De multiples parades demeurent en sa possession, à commencer par l'invocation de cet ailleurs, qui convoque l'univers des possibles, sans que la frontière entre possibles réalisables et possibles utopiques puisse être avancée. La preuve d'un dopage avéré est toujours réfutable : le sportif invoquera l'incompréhension, le dopage extérieur (d'autant plus commode qu'il est invérifiable), ou, mieux encore, la spéciale Bouras. Ce judoka émérite, champion olympique, expliqua posément, suite à son dopage positif et médiatique, qu'il ne s'était pas dopé parce qu'il était musulman. Sous-entendu : il n'était pas loin d'être victime d'une cabale raciste et islamophobe. La victime du Grand Complot n'était autre que celui qui avait triché, il est vrai avec la bénédiction des institutions. Il paraît que les grands paranoïaques réfutent la mort jusque sur leur lit de mort. L'époque perpétuera son mensonge (et son crime) jusqu'à la disparition de l'espèce (humaine). Le seul moyen de la contredire consiste à changer de cap.

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 14.

Le mensonge rôde et règne sur le plateau de Ce soir ou jamais. D'un côté, ceux qui dénoncent la généralisation du dopage dans le sport; de l'autre, ceux qui prétendent que le sport est demeuré ce sanctuaire sacré du dépassement pur et du respect sain. Chacun sait que ces valeurs sont d'autant plus fausses qu'elles n'ont jamais été vraies et qu'elles n'ont été médiatisées que dans la mesure où elles étaient mensonge. Personne n'ose clore le débat en rappelant que le mensonge interdit le débat. Si la franchise était le vrai motif du débat, le débat serait clos avant d'avoir commencé. C'est donc que le public et les débatteurs acceptent le principe d'un débat biaisé. Entre ceux qui dénoncent théoriquement le dopage sans mettre en cause nominalement (jamais Lizarazu n'aura été soupçonné de dopage, champion du mode oblige) les sportifs innocents et ceux qui font preuve d'une mauvaise foi abyssale, on ne sait plus bien où situer le spectacle. Spectacle du sport médiatisé, spectacle de la télévision feignant de remettre en cause le sport. J'ai relevé quelques techniques de mensonge incoulables que reprennent Bilalian & co. comme antiennes impayables :

- la mauvaise foi : pour prouver que l'engouement populaire est demeuré intact dans le football, c'est Manchester United qui est cité, soit le prototype du football business, le club le plus rentable du monde, racheté par le milliardaire du sport Malcolm Glazer.

- la diversion : au lieu d'avoir à affronter la question du dopage, Bilalian lance ce qui serait le vrai fléau du sport, les terribles paris, qui menacent de corruption. Comme si le dopage et les paris n'étaient pas les variantes de la même façade!

- le refus de la généralisation : c'est la duplication hallucinatoire entre les dopés, les tricheurs et les honnêtes et les héros. Le but est de laisser croire que le sport et le dopage sont deux démarches différentes.

- le rêve : il serait par trop décevant d'accepter de regarder le réel en face. La beauté du sport moderne est telle qu'elle ne saurait être remise en question. Il n'est besoin que d'invoquer les inoubliables campagnes de la Coupe du Monde 98.

- la fausse différence : au nom de la distinction judiciaire bien connue entre faute et preuve, Bilalian refuse de condamner le sport comme théâtre du dopage. Autant vaudrait acquitter un présumé meurtrier au nom du fait qu'il n'a pas avoué!

- le déni : la lutte contre le dopage est invoquée comme la preuve du combat sincère du sport contre le dopage, alors qu'elle n'est jamais que l'envers de la médaille. La lutte contre le dopage fait partie du dopage comme le dopage fait partie du sport et la triche - de la société.

Face à la violence

Je suis toujours ébaubi de constater que le consentement est la notion invariablement brandie par les troubles partisans de la liberté pour cautionner les dérives au nom de la tolérance et du respect de la différence. Consentir serait accepter librement, en ayant conscience de la portée de son geste. Je passe sur le débat qui consiste à s'interroger sur la pertinence du concept de liberté. En admettant que la liberté existe, le consentement devient une contradiction manifeste dans les termes quand l'acte s'opère dans les eaux troubles de la violence. Car l'on voit mal comment le sujet consentirait à ce qui lui est nuisible et destructeur. Liberté implique lucidité et conséquence. Evidemment, on peut faire mine de ne pas percevoir le problème, pour se simplifier la tâche, mais force est de constater que violence et consentement sont contradictions dans les termes. La contrainte ne saurait s'accompagner du consentement. Maintenant, que l'on considère l'apparent paradoxe : les parties sont toujours consentantes à partir du moment où elles ont consenti. Je veux dire que le consentement est certes revendiqué par le dominant (défense prévisible), mais qu'il se trouve invoqué par le dominé, dans la mesure où le refus de la violence n'est pas de l'ordre du consentement. Je ne distingue pas dans ce second terme d'aberration : tout autant que le dominant, le dominé a intérêt à cautionner la violence qu'il subit. Soit la violence s'exerce comme une contrainte inacceptable, qu'on ne peut refuser (cas de la torture ou du viol); soit elle intervient de manière trouble, biaisée, insidieuse (cas de la prostitution, de la pédophilie et de bien des actes ordinaires de la vie). On aurait tort de marginaliser ou de mésestimer cette violence séditieuse. Elle représente la majorité des actes de violence. Probablement est-ce la raison pour laquelle on refuse de la considérer. La violence en son principe fonde sa banalité sur sa légitimité. Face à ce triste constat, la société demeure les bras ballants et se contente d'invoquer le plus hypocrite des principes de démarcation pour ne pas avoir à affronter la constante de la violence et son omniprésence en nos moeurs policées. Consentir à se prostituer n'a ainsi pas plus de sens que consentir à périr assassiné. Je me rappelle de l'article exposé dans les toilettes de connaissances particulièrement perturbées. Le papier revenait sur le cas d'un anthropophage qui avait dévoré le sexe de sa victime, puis l'avait découpé et mangé, avec le consentement de cette dernière et après avoir passé une petite annonce. Le meurtrier fut bien entendu condamné, tant le consentement apparaissait comme une excuse légitimant l'horreur et l'abjection. Il est curieux que pour les cas où la violence semble moins prononcée et moins claire, le consentement ressurgisse comme délimitation viable et excuse commode : il a consenti, donc le débat est clos. Ainsi des Occidentales fortunées cherchant gigolo auprès de la faune de Saint Domingue. Avec une once de recul, on ne saurait sérieusement prétendre que ces gigolos sont consentants. Pourtant, c'est ce qu'ils prétendent tous de prime abord. A y bien regarder, le consentement des amantes s'avère tout aussi problématique que celui de leurs compagnons de fortune. Leur consentement s'apparente à une fuite en avant. La notion de consentement ne suppose pas seulement le postulat fallacieux que l'homme dispose d'un quota de libre arbitre égal selon toutes les situations; il implique également que l'homme sous l'emprise de la violence se montre capable d'une lucidité accrue et qu'il soit en mesure de déterminer ses intérêts véritables sur le long terme, indépendamment du contexte de la violence. C'est ainsi que le gigolo dominicain devrait se départir de la formidable violence de la pauvreté pour délibérer des enjeux de son acte de prostitution (au moins latent) sur sa personnalité. Je ne prétends pas que ce soit impossible, mais rien n'est moins aisé et ne suppose l'assistance d'une grâce quasi divine. Considérer que le consentement s'opère sans modification dans le cadre tourmenté de la violence sous-entend déjà un déni certain de la violence et de ses conséquences. C'est d'ailleurs la règle de base des dominants que d'invoquer le consentement en lieue et place de la violence occultée. Façon de dire : voyez, face au donné intangible, le consentement offre son assomption aux conditions d'avènement des événements. Consentez, vous êtes piégé! Je ne suis pas loin de penser que le consentement est l'argument simpliste que l'on exhibe chaque fois que l'on veut refuser le réel et ne pas s'embarrasser la vie avec la plus équivoques des tâches : l'administration de la justice.

dimanche 24 juin 2007

La qué-quête du plaisir

Le plaisir est devenu la fin du monde que le monde entier nous envie. Problème : reste à définir ce qu'est le plaisir, surtout si l'on s'avise que le plus célèbre hédoniste, Épicure, prônait les antipodes de la luxure. Apparemment, Mélissa Theuriau est plus proche de la secte des hédonistes modernes que de vénérables résurgences antiques. Elle travaille pour M 6, la petite chaîne commerciale, qui vend avec brio de l'ultralibéralisme au nom du rêve comme d'autres des pains bio au nom de la bonne bouffe. C'est ainsi qu'on nous vend le plaisir comme une action mécanique dont l'obtention permettrait d'atteindre l'idéal et le septième ciel. Le monde moderne aurait découvert le point G autorisant l'épanouissement de l'être humain sur Terre et sa réalisation matérielle (faute de mieux). A une période de crise métaphysique, il est tentant de se rabattre sur les promesses les plus réalistes. Justement. Il se trouve que le plaisir est un bien fort fini, périssable et fragile. Sa jouissance est si éphémère et incertaine qu'elle encourage surtout sa quête et que le succès de sa marchandisation est assuré (en tant que sa fin prévisible et nécessaire). On imagine le slogan d'une société consumériste : pour être à la hauteur, il faut jouir le plus possible. Chacun s'efforce de satisfaire à cet objectif par définition irréalisable, par rapport auquel les privilégiés possèdent de nombreuses longueurs d'avance et qui encourage la violence et la domination. Entre ceux contraints de se donner à la demande en plaisir, ceux qui, pour faire comme tout le monde, sont prêts à tout pour décrocher la Lune, pas sûrs que les gagnants du Loto échappent à la ruine : le plaisir comme quête marchande est soumis à l'impératif de la surenchère. Comme pour la drogue, il faut toujours augmenter les doses pour jouir, à tel point que le cercle vicieux est un mécanisme puissant d'insatisfaction, qui pousse d'autant plus à la consommation que le plaisir est un bien utopique. D'une manière générale, on se trouve d'autant plus insatisfait que la satisfaction comme valeur durable est une utopie périlleuse, qui pousse d'autant plus à son obtention qu'elle n'a aucune chance d'être atteinte. Mélissa Theuriau devrait avoir honte de vendre ce mirage aux alouettes, mais elle est trop occupée à défendre son morceau de charogne en vantant les mérites de l'égalité hommes/femmes et de la libération féministe. Comme souvent, cette libération cache l'alignement sur les aspects les plus pernicieux de la domination masculine, soit le droit et la liberté de prendre son partenaire pour un objet. Bien entendu, cette liberté d'accéder au plaisir tourne vite à la dimension sexuelle, si bien que les femmes réclament le même plaisir que les hommes. Problème : il n'est pas certain (mais alors pas du tout) que la sexualité féminine fonctionne sur le même mode que la sexualité masculine et que le plaisir féminin s'obtienne de façon identique au plaisir masculin. Passons. Glissons. Rêvons. La vengeance féministe dessert les femmes dans la stricte mesure où elle prétend les libérer. Vieux mensonge de la prostitution à ceci près que le discours de Theuriau prétend rétablir l'égalité, libérer des tabous et des interdits, démocratiser des pratiques jadis d'alcôves et de boudoirs, dans la mesure où il vend les sex toys et la réduction du mâle à un objet de consommation. Consternation? Consommer, vous êtes libérées! Après les femmes, les hommes objets! Mélissa, métisse de Paname, vend toujours sa vertu! Ha! On pressent déjà la revendication de la prostitution masculine pour les femmes comme juste pendant de l'atavique prostitution des femmes pour les hommes! Les femmes, ces matons de Panurge (une pensée pour le regretté Muray), sauteraient par-dessus bord si c'était aux fins d'imiter les hommes! Où l'on voit que la télévision vend l'ultralibéralisme dans sa dimension de marchandisation des corps, avec la métonymie éclatante du godemiché comme réduction de l'homme à son sexe, et de son sexe à un substitut objectif. Plus on est objectif et plus la propension à réduire la personne à l'objet est tentation grande. L'égalitarisme n'est pas seulement l'arnaque bien connue servant la marchandisation au nom des nobles idéaux. Il s'agit de rendre la violence inévitable et même agréable. Chapeau, Theuriau.

Zone interdite

Le reportage qui passe sur M 6 indique à quel point la télévision délivre à peine voilé le message subliminal de l'ultralibéralisme, selon lesquels le corps est une marchandise. La sculpturale Mélissa Theuriau, compagne de Jamel à la ville, présente un reportage sur les Européennes qui s'empressent de fuir leurs terres décadentes (ah! la décadence a bon dos quand il s'agit de cacher sa propre misère, qui, chacun le sait, est toujours affective) pour trouver l'Amour auprès de jeunes éphèbes de Saint-Domingue. Ce qui ressortit bien entendu de rapports intéressés, flirtant plus avec la prostitution qu'avec le zouk, prête dans sa bouche question à débat et interrogation. Ainsi n'hésite-t-elle pas à présenter la démarche de ces femmes mûres (dont nous ferons l'éloge une autre fois) comme une démarche féministe et libératrice. Le simple fait qu'une femme puisse envisager les gigolos de Saint-Domingue comme des libérateurs est inquiétant et scandaleux à la fois (donc télégénique). Il faut que l'ultralibéralisme ait bien imprégné les esprits pour que la confusion entre liberté et violence puisse être ainsi entretenue (dans tous les sens du terme) par les porte-paroles attitrés des médias et auprès d'un public qui se réclame avec générosité de l'altruisme et des Droits de l'Homme. Je ne regarde que le début du reportage, consterné par l'hypocrisie du propos. Ainsi la libération n'est-elle jamais que l'apanage d'un néo-colonialisme qui s'épanouit d'autant plus aisément qu'il se travestit sous le laisser-passer de l'amour (troublante analogie avec l'arrière-plan historique d'Emmanuelle 2 et certainement avec l'univers érotique). La vérité est que ces femmes mûres sont des Occidentales aisées qui profitent de leur pouvoir d'achat et de leur prestige aux yeux autochtones pour attirer dans leurs filets les éphèbes qui pullulent sur la plage en quête de leur rêve : fuir la misère. Evidemment, ils jurent de leur sincérité, puisque leur intérêt est de ne plus crever de faim. Prétendra-t-on pour autant qu'ils sont consentants à embrasser la carrière de gigolo ou contraints par leur précarité? Quant aux femmes, leur liberté tient surtout à leur puissance en guise de sex appeal. Dira-t-on qu'elles sont consentantes, sous prétexte qu'elles se déclarent heureuses et que leurs amants éprouvent des sentiments pour elles? Une femme peut-elle s'épanouir en entretenant un homme qui a souvent vingt ans de moins qu'elle et qui profite surtout de moyens miraculeux pour être entretenu et échapper à la pauvreté? Où l'on voit que la notion de consentement n'a pas grand sens à mesure qu'elle est brandie dans des situation des contraintes où les parties n'ont aucun intérêt à (s')avouer leurs réels intérêts. Il n'est pas certain d'ailleurs qu'ils soient tout à fait lucides sur une situation caricaturale : après tout, il est facile, pour un Noir de Saint Domingue, de se persuader qu'il aime la femme qui le sort de la misère, lui promet des papiers européens et l'entretient comme un pacha. Il est facile pour la bourgeoise occidentale d'oublier son âge, ses soucis et son vieillissement dans les bras d'un jeune homme qui pourrait être son fils et dont la situation lui donne l'occasion d'exhiber sa générosité. Le pouvoir de se duper chez l'être humain est apparemment plus important encore que la propension à être dupé. Les arguments avancés respirent la mauvaise foi à tendance coloniale : on aime l'éphèbe noir parce qu'il est musclé, qu'il présente un appétit sexuel insatiable, qu'il danse bien, qu'il se meut dans un décor paradisiaque, entre plages de sable fin, brise marine et cocotiers. En gros : les femmes réduisent leur gigolo à des objets sexuels infantiles et insouciants dans l'exacte mesure où elles se targuent de nobles sentiments pour mener leurs (ex)actions. La mauvaise foi est irréfutable en ce qu'elle se réclame précisément d'intentions inattaquables, aux antipodes de ses motivations réelles. C'est ainsi qu'on surprend une femme à louer les qualité d'écoute et de dialogue de son compagnon dans la mesure où ce qu'elle entend par ces termes désigne en fait ses dons de (gogo) danseur et sa virilité! Les gigolos comprennent que ce commerce lucratif peut les mener très loin (dans tous les sens du terme) et leur permettre d'échapper aux affres de leur enfer doré, à tel point qu'ils n'hésitent pas à séduire plusieurs (fashion) victimes. Ces gigolos opèrent sur des terrains bien déterminés, bars à touristes ou plages de rêve. Malheureusement, comme dans les pays où la misère règne, d'aucuns sont atteints du SIDA. La transaction entre les parties est évidente : les femmes croient acheter ce qu'elles ne parviennent à réaliser en Europe (une rencontre amoureuse), quand les gigolos espèrent décrocher la timbale et l'Eldorado. Dans l'opération, personne n'y trouve son compte et il n'est pas certain que les plus grands perdants soient les éphèbes désarmants. Se pourrait-il que l'argent n'achète ni les corps, ni les coeurs? En tout cas, c'est un authentique marché de dupes, dans lequel le vrai gagnant n'est autre que cet être déréalisé qui déréalise dans la mesure où il se réalise - l'Argent. Où l'on voit que la violence atteint tous les protagonistes et que, vieille antienne hégélienne, les dominants dépendent autant des dominés que l'inverse n'est vrai. Cette égalisation inquiétante, que certains béotiens prendront pour de l'égalitarisme de bon aloi, cache les profondes destructions qu'occasionne la réduction des personnes à des corps et la pauvreté. Leur meilleure visibilité dans le reportage, due au fait que le rapport traditionnelle hommes/femmes se trouve inversé, rend la supercherie plus édifiante et explique pourquoi elle fonctionne aussi facilement. Tant il est vrai que le bon génie de la violence repose sur l'ambigüité foncière et fondamentale qu'elle instaure dans les rapports et qui permet aux tenants de la mauvaise foi et aux apologues de l'argument de superficie d'expliquer que le monde est beau, le monde est formidable.

P.S. : j'entends à l'instant que les mariages sont facilités en République de Saint-Domingue et font partie intégrante de l'industrie touristique. J'ajouterais à ce commentaire journalistique qu'ils ressortissent aussi et surtout de l'industrie du tourisme sexuel et qu'ici comme ailleurs, les États ferment les yeux pourvu que des pratiques destructrices rapportent (gros). Les gigolos sont nommés des sanki-panki, soit gigolos des plages. Des milliers d'Occidentales accourent sur les plages dominicaines et des centaines de mariages voient le jour chaque année. Si l'on se fait l'avocat du diable, on invoquera que chacun y trouve son compte et que la condamnation de ces pratiques ressortit de l'exacerbation de la faculté morale, dont chacun sait qu'elle incline au moralisme dès qu'on l'agite. On expliquera que ces femmes sont plus heureuses exploitées de la sorte que seules et que les gigolos sont plus épanouis avec leur(s) protectrice(s) que rivés à leurs rochers et leur misère. On se réclamera de la liberté de chacun : les femmes disposent du libre arbitre de choisir, et, à y bien regarder, les gigolos aussi. On prétendra approfondir le concept superficielle de violence au nom de son ambigüité décisive. Finalement, les mêmes arguments qui sévissent dans la prostitution sont utilisables aussi dans ces situations interlopes. Le dominant accède à la transaction (acheter des personnes) contre de l'argent. Le dominé satisfait à la domination en recevant des avantages, que les sankis-pankis perçoivent et qui se révèlent fort disparates et trompeurs dans le cas de la prostitution. Pourtant, le mensonge affleure de part en part et à tous les niveaux de la transaction. Chaque partie trompe et est trompée, dans un climat nauséabond de pauvreté et de profit cynique. Osera-t-on avancer qu'il existe, à côté des sankis-pankis victimes manifestes, des gigolos heureux et satisfaits de leur sort? Par rapport à quelle situation initiale? A moins qu'on ne soit devenu si aveugle et formaté par le système dominant qu'on ne se rende plus compte de la destruction qu'engendre le fait d'être considéré comme un objet. De ce point de vue, argumenter est déjà une défaite, qui montre que la mondialisation sert surtout la progression du totalitarisme contemporain, l'ultralibéralisme, qui n'est jamais que l'avatar de la domination d'un groupe de privilégiés sur les hordes de déshérités. L'achat de sexe n'est qu'une rengaine sordide et sans cesse remise aux goûts du jour.

Au nom du Vénal Marquis

Pour résumer la valeur de la pensée de l'improbable BHL, dont l'existence prouve in concreto et in petto que tout possible est réalisable, je ne trouve rien de mieux que de citer le numéro 927 du Cahier Samedi du Nouvel Economiste, en date du 7 janvier 1994, dont j'ignore tout et qui se trouve apparemment proche du Monde Diplomatique (http://www.monde-diplomatique.fr/documents/bhl/cuisine/). Je ne résiste pas au plaisir d'y adjoindre un commentaire de Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, auquel je renvoie pour de plus amples consultations internet (http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/bhl/).

"Enquête sur le système BHL, Dans les cuisines du Bernard-Henri Lévisme.

De Mitterrand, de Minc à Lagardère, du Quotidien à Arte, de l’Afghanistan à la Bosnie, « le plus beau décolleté de Paris », comme le surnomment les fâcheux, soigne ses réseaux et cultive avec brio le terreau médiatique. Sans jamais renier l’idéal qu’il s’est fixé : lui.
Rendez-vous était pris avec Bernard-Henri Lévy pour un lundi matin, rue Madame, dans le 6ème arrondissement de Paris. Mais il aura suffi de mentionner la venue d’un photographe pour provoquer aussi sec la réaction suivante de son secrétariat : « dans ce cas, l’après-midi serait mieux venu. »
A de tels détails, on reconnaît les pros. Peu importe à BHL d’être devenu l’intellectuel le plus influent de sa génération, le conseiller du prince, celui de tous les princes, le défenseur le plus en vue des causes humanitaires depuis l’Afghanistan jusqu’à la Bosnie. Avant tout, il reste l’amoureux de sa propre image. Et quelle image...Cette brûlure portée par la mèche noire et la chemise ouverte, cette espèce d’impatience qui lui tient lieu de légende. La révélation date de son apparition, un soir de 1977, lors d’une émission de Bernard Pivot où, « nouveau philosophe » à l’écharpe blanche, il stigmatisait le totalitarisme et dénonçait le goulag. Il avait 29 ans.
Les médias jouent un rôle central dans cette vie construite sur les plateaux de télévision. Très tôt, les réseaux médiatiques de Bernard-Henri Lévy se mettent en place. A peine sorti de Normale Sup et des jupes du philosophe Louis Althusser, grand ami de son père qui le fera signer son premier papier dans Les Temps modernes, le jeune homme sévit dans le Quotidien de Paris, rubrique Idées. Là, il rencontre Michel Butel, un autre mordu de la presse, qui écrivait alors sur le football. Entre les deux hommes naît aussitôt une de ces multiples SAM (sociétés d’admiration mutuelle) qui jalonneront l’itinéraire de BHL. Fascination réciproque, encore entre le jeune normalien et le tonitruant Maurice Clavel, chroniqueur inspiré du Nouvel Observateur, qui n’en finit pas de lancer, depuis sa colline de Vézelay, des imprécations définitives contre Georges Pompidou et sa République louis-philipparde.
Dès 1969, Bernard Lévy, qui n’est pas encore BHL, écrit dans la revue de Marek Halter qui tente déjà de jeter des ponts entre juifs et Arabes. Depuis, pas un ascenseur qui n’ait été renvoyé entre Halter et Lévy, les Roux-Combaluzier, les Bouvard et Pécuchet de tous les droits de l’homme. On les verra, plus tard, parrainer avec efficacité la naissance de SOS Racisme : « Ils nous ont ouvert pas mal de portes », admet le député socialiste Julien Dray, qui fut, avec Harlem Désir, l’un des fondateurs du mouvement.
Très vite, les réseaux deviennent aussi politiques : en 1971, le jeune homme, type Rastignac prononcé, rencontre François Mitterrand, alors premier secrétaire du Parti socialiste, qui ne ratera plus alors un seul anniversaire de ce nouveau compagnon de route. BHL est sollicité pour devenir conseiller du premier secrétaire, au même titre que Jacques Attali ou Edith Cresson.
« Quel secteur voulez-vous ? lui demande Mitterrand.
Ce qui reste », répond l’impétrant.
Ce sera l’autogestion. Le sujet est bon, et notre ami s’empresse de proposer un livre à Françoise Verny, déjà grande prêtresse de l’édition chez Grasset. « J’attendais Bernard en haut de l’escalier, raconte celle qui deviendra une inconditionnelle. Il venait d’éditer Les Indes rouges chez Maspero. Il était superbe, curieux de tout. Il y avait chez lui une espèce de liberté, de ras-le-bol du dogmatisme marxiste. Autant vous dire que le garçon me passionnait plus que le Bangladesh ou l’autogestion. »
Rebelle mondain
BHL lance ainsi sa première collection chez Grasset. « Tout lui réussissait, raconte, ébloui, l’éditeur Gilles Herzog, le monde parisien ouvrait les bras au rebelle mondain. » Peu après, il lance son propre quotidien, L’Imprévu. La passion pour la presse, encore et encore. La une du premier numéro est consacrée à un long entretien avec François Mitterrand à Latche. Et la photo est signée Marie-Laure de Decker.
Déjà, toute la bande était là : Jean-Paul Enthoven, alors au Nouvel Obs, l’alter ego ; Gilles Herzog ; Paul Guilbert, à l’époque au Quotidien, devenu depuis chef du service politique du Figaro ; ou encore Dominique Grisonni, directeur littéraire chez Hachette. Un quart de siècle plus tard, on retrouve les mêmes, aussi bien dans les colonnes de Globe Hebdo que dans sa revue La Règle du jeu. Chaque samedi matin, on voit BHL et Enthoven, mal rasés, prendre leur petit déjeuner au premier étage du Café de Flore. Aux antipodes du cosmopolitisme proclamé, les amis de Bernard revendiquent un fonctionnement de bande et de tribu : comme s’ils étaient liés par un pacte tacite.
Mieux, toute question osée sur la dérive clanique n’est absolument pas jugée agressive : « Nous sommes un clan, c’est clair, un peu à la façon d’une franc-maçonnerie, explique l’industriel Pierre Bergé, l’un des fondateurs de Globe. Nous pardonnerons à tous nos amis et rien à ceux qui nous sont éloignés. C’est injuste, mais c’est la vie. » Une SAM de plus : « Je pourrais utiliser son nom sans le lui demander, et l’inverse est vrai. »
Enfant du siècle, BHL est aussi un enfant gâté : L’Imprévu est financé par son père, un industriel qui a fait fortune dans les bois coloniaux. Bernard vivait, à l’époque, au-dessus du restaurant Drouant d’où il se faisait porter force canapés et petits fours. Dure jeunesse : L’Imprévu ne sortira que onze numéros, et papa ne paiera pas la note de chez Drouant, qui sera retenue sur son maigre salaire de directeur de collection. Qu’on se rassure : le succès de La Barbarie à visage humain, son premier vrai livre, paru chez Grasset en 1977, lui permettra de rebondir.
Savamment orchestré vingt-cinq ans durant, ce tourbillon médiatique donne aujourd’hui à BHL un formidable pouvoir d’influence. Fondé sur de solides réseaux dans le monde de la critique : Gilles Anquetil, membre du comité de rédaction de La Règle du jeu, au Nouvel Observateur ; Jean-Paul Enthoven, au Point ; Luc Ferry, directeur de collection chez Grasset, à L’Express.
Son influence s’étend désormais au monde des affaires : Lévy est très proche d’Alain Minc, autre agitateur d’idées, de Maurice Lévy, patron de Publicis, de Jean-Luc Lagardère, numéro 1 de Hachette, ou encore de François Pinault, qui a racheté une partie de l’affaire familiale.
Les réseaux politiques, aussi, sont puissants. A son mariage avec Arielle Dombasle, c’était à La Colombe d’Or à Saint-Paul de Vence, assistaient aussi bien Alain Carignon, qui le nommera à la tête du conseil d’administration d’Arte, que Jack Lang, qui l’avait choisi pour présider la commission d’avance sur recettes du cinéma. Un coup à gauche, un coup à droite. Après Mitterrand, Balladur : entraîné par Arielle chez sa copine Marie-Hélène de Rotschild, Bernard fait la connaissance d’Edouard, « un homme charmant ». Depuis, le Premier ministre et son directeur de cabinet, Nicolas Bazire, sollicitent les conseils du maître : « Bernard aime être le conseiller du prince, même quand les princes changent », admet Françoise Verny. « Bernard a repris l’ancienne tradition des juifs de cour qui régnait à la cour de Guillaume II, explique Herzog. Il est mu par un sentiment de fragilité qui le pousse à se rapprocher du pouvoir, il reste persuadé que l’histoire est tragique. » Admirateur du dandy Benjamin Disraeli, politique et écrivain anglais du XIXe siècle, BHL aime à se présenter comme un conspirateur : « J’aurais pu naître Vénitien. »
Beaucoup de bruit et de fureur... qui lui valent quelques inimités aussi solides que ses relations. La bande traite collectivement ses adversaires de « Maison de la culture », qui ne rechigne pas à les faire passer pour des adeptes d’un marxisme mal digéré. Les Bourdieu, les Vidal-Naquet, les Finkelkraut ? Autant de jaloux, d’aigris : « Bernard a quelques livres d’avance sur eux, voilà tout », tranche Herzog. Pour le reste, « ce sont des pisse-froid, clame Françoise Verny, ils me font chier, ils ne savent pas être légers ».
Mais voilà, avec le temps, les « pisse-froid » ont appris à faire face. Pour peu que la revue Esprit organise une manifestation sur la Bosnie, et d’aucuns, à l’avance, crient déjà au feu : « S’il est là, nous sommes salis. » Il suffit qu’un comité de défense des intellectuels d’Algérie s’organise, derrière Pierre Bourdieu, pour que BHL soit proprement et carrément écarté. Dans sa dispersion et sa médiatisation, il révélerait l’état d’une société vendue à l’idéologie journalistique. « Son succès souligne la dégradation du monde intellectuel, explique l’un de ses adversaires déclarés. Le désir d’œuvre est, chez lui, une désir d’avoir écrit, de gérer une notoriété. »
Même sa rigueur est mise en cause, notamment pour son action à la tête de la commission d’avance sur recettes : « J’ai rarement vu un être aussi frivole », tranche l’un des principaux agents de la place. Le metteur en scène Claude Chabrol aurait été victime de son ostracisme lors de la réalisation de L’Œil de Vichy. La première rencontre entre le producteur Jean-Pierre Ramsay et BHL, qui présidait alors la commission, se passe fort bien : « C’est merveilleux, affirme Bernard-Henri Lévy, je veux faire le sujet. » Les historiens Azema et Paxton refusent. Résultat, Chabrol n’aura pas un sou.
Tout, dans cette ascension si savamment orchestrée, conforte sa réputation « de plus beau décolleté de Paris ». La paternité de l’expression, aujourd’hui difficilement contournable, a été attribuée tout à tout à l’humoriste Pierre Desproges et à l’écrivain Angelo Rinaldi. Comme le premier n’est plus et que le second est édité chez Grasset, le mystère risque bien de rester entier. Que BHL, en revanche, prenne la pose, de préférence avec madame, ne constitue pas franchement une révélation. « Bernard a pu biberonner un peu trop aux médias et parler aussi bien des jambes des femmes que du goulag », explique Gilles Herzog. « Il conçoit sa vie en termes de communication, précise Françoise Verny. Il joue toutes les cartes à la fois, ce qui n’est pas prudent dans un pays comme le nôtre. » Et d’ajouter : « Il aime le jeu médiatique, et ne fait pas vraiment d’efforts pour s’en extraire. Lorsqu’il a écrit Le Jugement dernier pour le Théâtre de l’Atelier, je lui a dit : "Mon chéri, il faut choisir : ou faire une pièce philosophique, ou poser avec Arielle dans les magazines". »
« Indice de flottaison du nom »
Objection rejetée : « La pièce était en train de mourir, tous les critiques étaient contre nous. » N’est pas Camus qui veut : Le Jugement dernier n’a tenu que quatre-vingt-deux représentations au Théâtre de l’Atelier, et encore, avec des salles à moitié vides, bourrées d’invités. Soit 28 024 francs de recettes contre 65 000 à 70 000 francs pour des salles pleines. « Alors, avec Arielle, raconte Bernard, on a décidé de brûler nos dernières cartouches et de faire quelques photos pour Paris-Match, mais on l’a fait la rage au ventre. » L’épopée sur papier glacé : n’est pas Malraux qui veut. Avec son ami Philippe Sollers, dont il dit -SAM oblige- le plus grand bien dans Les Aventures de la liberté, BHL a inventé les jolis concepts d’« indice de flottaison du nom » et de « gestion de surface imprimée » (GSI). Pas de souci : « On m’a parlé autant de la pièce de BHL, 4% tout au plus de l’ensemble de mon travail, que de tous mes autres spectacles réunis, » explique le metteur en scène du Jugement dernier, Jean-Louis Martinelli. Qui précise : « J’ai eu beaucoup de plaisir à travailler avec lui, son pouvoir de séduction est immense. Mais ce qui me gonfle, c’est son discours adapté à tous les médias. »
Aujourd’hui, Lévy semble comme avalé par cette machine médiatique qu’il a lancé avec tant de talent. Comment renoncer à passer dix jours pour Noël à Sarajevo ? Comment échapper aux comités de lecture de Grasset et aux assemblées générales d’Arte ? Figure politique philosophique et mondaine, il mélange les cartes mais pas sans malignité. L’année de la publication de La Barbarie à visage humain, l’auteur participe à une adaptation télévisée d’Aurélien, où il joue le rôle d’un poète surréaliste et coureur à la fois. « BHL ? Un philosophe en caleçon », titre le Figaro magazine. Incorrigible, Bernard en est encore hilare.
Plus récemment, l’écrivain promène le président bosniaque Alija Isetbegovic dans une tournée des chancelleries qui le mène successivement au Vatican, chez le président François Mitterrand, auprès du chancelier Kohl. Mais se fait excuser à Madrid auprès du roi Juan Carlos... pour cause de mariage en Provence. « Ce fut le comble du non-raccord », constate BHL, ravi.
Quand il « s’enferme pour écrire », cela revient à trouver refuge dans le plus grand anonymat au Raphaël ou au Lutétia, deux hôtels star de la capitale, à fuir en Californie pour suivre un tournage d’Arielle, ou encore à passer quinze jour au Maroc à la Mamounia, d’où il revient précipitamment pour répliquer aux accusation de Claude Berri d’imposer Arielle dans les projets financés par la commission d’avance sur recettes.
Constamment sollicité, privé de retraite, boulimique, il serait incapable d’affronter l’œuvre solitaire et singulière.
« Larguer tout, partez à la campagne..., lui dit lance Martinelli pendant les répétitions du Jugement dernier.
- Je sais bien qu’il faudrait, mais je n’ai pas le droit d’arrêter », répond l’intéressé.
Même les proches soulignent cette incapacité fondamentale. « Bernard a eu la notoriété dont il rêvait à trente ans, souligne Gilles Herzog, mais il n’a pas encore eu la gloire. Pour cela, il devra s’extraire du jeu médiatique, mais il n’a pas encore trouvé la recette. » Plus lucide qu’il n’y paraît, BHL admet « éprouver les jours de mélancolie, le sentiment d’une incohérence fatale ». Et ajouter, emphatique : « Laissez-moi encore trente ans pour démontrer que tout cela, qui peut apparaître chaotique, recèle une cohérence secrète. »
La chronique réinventée
Reste que l’homme a constamment pris des positions décapantes dans d’innombrables chroniques, un genre qu’il a complètement magnifié et réinventé : défense des droits des palestiniens à la fin des années 60 ; attaque du naturalisme philosophique et de la bonne nature rousseauiste de Mai 68 ; soutien à Salman Rushdie contre le quai d’Orsay pour lui offrir son visa ; défense d’Arte contre la droite. Dès l’été 1982, il dénonce dans Le Matin, la participation des communistes au gouvernement, sans hésiter à braver les foudres de l’Elysée comme des dignitaires socialistes : « Le scandale, le vrai, c’est le flegme avec lequel nous avons admis d’avoir, au gouvernement de a France, des hommes, qui, en quinze ans, ont successivement célébré la liquidation du printemps tchèque, l’écrasement du peuple afghan ou, plus récemment, la répression brutale du mouvement démocratique polonais. »
A lire les quatre tomes de ses excellentes contributions dans pas moins d’une vingtaine de journaux, on est saisi d’un doute. Et si sa vrai distance était la chronique ? Si BHL était plus proche du Mauriac du Bloc-Notes que du Malraux de L’Espoir ? Goethe écrivait que « l’homme est immortel à sa juste place ». BHL, serait-il immortel à sa juste place de propagandiste génial ?
Pure hypothèse, encore que sacrilège pour un écrivain qui, faute d’avoir pu décrocher le Goncourt, ne rêve, dit-on, qu’au prix Nobel de littérature."
NICOLAS BEAU.

"Qui a tué Daniel Pearl?, BHL : Romanquête ou mauvaise enquête ?

Peu après la guerre du Kosovo, Daniel Pearl enquêta au Kosovo avec son camarade Robert Block. Leur enquête fut publiée à la « une » du Wall Street Journal le 31 décembre 1999. Contredisant le parti pris éditorial des responsables du quotidien américain, très favorable à la guerre de l’OTAN et assuré de l’existence d’un génocide, cette enquête établissait que si les forces yougoslaves avaient bien « expulsé des centaines de milliers de Kosovars albanais, brûlant des maisons et se livrant à des exécutions sommaires, d’autres allégations - meurtres de masse indiscriminés, camps de viols, mutilation des morts - n’ont pas été confirmées. (...) Des militants kosovars albanais, des organisations humanitaires, l’OTAN et les médias se sont alimentés les uns les autres pour donner une crédibilité aux rumeurs de génocide. » En parlant avec insistance de « wagons plombés » opérant « dans le brouillard », Bernard-Henri Lévy fut l’un des plus grands propagateurs en France de ces « rumeurs de génocide ». Une telle erreur est peut-être excusable. Mais elle ne faisait pas forcément de lui le meilleur biographe de Daniel Pearl, journaliste exemplaire atrocement assassiné.
Le système BHL opère depuis plus de vingt-cinq ans. Presque rien ne lui échappe. Ni dans le domaine du politique (où les amitiés du philosophe vont de Nicolas Sarkozy à Dominique Strauss-Kahn). Ni dans celui de l’économie (il a prononcé l’hommage funèbre du père d’Arnaud Lagardère, François Pinault parle de lui comme d’un fils). Ni dans celui des médias (ceux que possèdent les industriels précités... et la plupart des autres). Ce système constitue-t-il un des éléments de l’« exception française », du « retard » qu’un pays trop provincial aurait pris sur le grand large des idées, d’une certaine frivolité parisienne ? Fournit-il plutôt la preuve du non renouvellement des élites hexagonales et de la connivence qui les lie, au risque d’aiguiser un soupçon de sclérose intellectuelle ? Depuis un quart de siècle, en tout cas, Bernard-Henri Lévy fait beaucoup de choses dont il est presque impossible d’ignorer une seule. Sans doute sont-elles trop nombreuses, sur des terrains trop divers, pour être vraiment bien faites.
Philosophe (inconnu des philosophes), réalisateur de films (de facture incertaine), dramaturge, essayiste, romancier, reporter, envoyé spécial du président de la République, homme de télévision et des magazines people, ami des industriels, Grand Commentateur de Tout, en particulier de chacune de ses interventions : c’est assurément beaucoup pour une seule personne. Bernard-Henri Lévy s’est donc engagé plus d’une fois au service des causes les plus discutables. Et il s’est beaucoup trompé. En mars 1985, une résistance attire son attention, elle obtient son appui. Très mauvaise pioche : il s’agit en effet de la « contra » du Nicaragua, un groupe de combattants opérant à coup d’actions terroristes contre le régime légal du pays, reconnu par la communauté des Etats. Cette guérilla opère grâce à la CIA et avec le concours de l’extrême droite locale. Quand le Congrès des Etats-Unis décide de cesser de financer cette « sale guerre », Bernard-Henri Lévy intervient avec quelques autres pour supplier les parlementaires américains de « reconduire l’aide à la résistance nicaragayenne. Le Monde Libre attend votre réponse. Ses ennemis aussi ». D’autres guérillas, que Ronald Reagan ne soutenait pas, trouvèrent en Bernard-Henri Lévy un avocat moins attentionné...
Quoi qu’il fasse, l’homme n’est jamais dépourvu d’appuis. Il opère d’ailleurs à découvert. Il suffit de lire son « bloc-notes » du Point pour comprendre qui sont ses alliés et qui sont ses adversaires. Il loue les premiers, fustige les autres. A charge de revanche. (Lire Dans les cuisines du Bernard-Henri Lévisme et, dans Le Monde diplomatique de décembre 2003, « Cela dure depuis vingt-cing ans »). En 1997, son film Le Jour et la Nuit réalise une forme d’exploit : un budget impressionnant, Alain Delon et Karl Zéro au générique, la couverture de plusieurs magazines (en particulier quand ils appartiennent aux amis du philosophe et aux producteurs du film, comme François Pinault et Jean-Luc Lagardère). Pourtant, à l’arrivée le fiasco commercial est terrible (70 000 entrées pour un film qui a coûté 53 millions de francs...) Une aide de 3,5 millions de francs (530 000 euros) du Centre national de la cinématographie, sans doute ému par les efforts d’un jeune réalisateur désargenté et sans entregent, n’y fera rien : les critiques vont saluer la performance artistique d’un éclat de rire un peu humiliant. Bernard-Henri Lévy passe à autre chose.
Le 15 février 2002, « à la demande conjointe du président de la République et du premier ministre », M. Hubert Védrine, ministre français des affaires étrangères, confie à Bernard-Henri Lévy « la mission de se rendre en Afghanistan et d’y étudier les modalités d’une contribution française à la reconstruction de ce pays meurtri ». L’enquête est rondement menée. Quelques semaines après son départ à Kaboul, Bernard-Henri Lévy revient, rapport bouclé. Il sera publié par La Documentation française, qui dépend directement du Premier ministre. Le recueil ne contient qu’une annexe : le texte d’un discours de Bernard-Henri Lévy à Kaboul... Quelques mois plus tard, l’intelligentsia afghane hérite d’un mensuel lui permettant, enfin, de lire en deux langues un éditorial de Bernard-Henri Lévy sur l’affaire Papon.
Dès 1977, le philosophe Gilles Deleuze résumait ainsi l’oeuvre des « nouveaux philosophes » et le formidable « marketing littéraire » qui leur servait déjà de caisse de résonance : « Je crois que leur pensée est nulle. Je vois deux raisons possibles à cette nullité. D’abord ils procèdent par gros concepts, aussi gros que des dents creuses, LA loi, LE pouvoir, LE maître, LE monde, LA rébellion, LA foi, etc. Ils peuvent faire ainsi des mélanges grotesques, des dualismes sommaires, la loi et le rebelle, le pouvoir et l’ange. Plus le contenu de pensée est faible, plus le penseur prend d’importance, plus le sujet d’énonciation se donne de l’importance par rapport aux énoncés vides. » (A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général, éditions de Minuit, 2003.) Les choses ont-elles changé vingt-cinq ans plus tard ? Bernard-Henri Lévy a répondu à sa manière au moment de la sortie de Qui a tué Daniel Pearl ? : « Je suis le même, il me semble. Avec le même souci, la même obsession et la même question inlassable, posée de livre en livre, qui est la question du mal. Que ce soit dans mes romans, dans mes essais politiques, ou que ce soit dans ce livre enquête, je tourne autour de la même hypothèse théorique : à savoir qu’un système, mais aussi une société ou un monde se jugent en fonction de leur part d’ombre et de leur envers davantage que parce qu’ils montrent ou rendent visible. Je ne suis jamais sorti de cela : ce qui est intéressant, c’est la part maudite des sociétés humaines. La part du diable, en quelque sorte. » (Livres Hebdo, 30 mai 2003.)
Il n’est pas établi qu’un tel fil conducteur, une telle « hypothèse théorique », ait toujours servi le journalisme ou l’histoire. Dès 1981, dans un commentaire cinglant de L’idéologie française, essai de Bernard-Henri Lévy sur la Collaboration, Raymond Aron notait dans L’Express : « Un auteur qui emploie volontiers les adjectifs infâme ou obscène pour qualifier les hommes et les idées invite le critique à lui rendre la pareille. Je résisterai autant que possible à la tentation, bien que le livre de Bernard-Henri Lévy présente quelques-uns des défauts qui m’horripilent : la boursouflure du style, la prétention à trancher des mérites et des démérites des vivants et des morts, l’ambition de rappeler à un peuple amnésique la part engloutie de son passé, les citations détachées de leur contexte et interprétées arbitrairement. » A l’époque, on lisait les livres du nouveau philosophe avant de se prosterner aux pieds de leur auteur. Les défauts qui horripilaient Raymond Aron n’ont pas disparu quand Bernard-Henri Lévy est passé de l’essai à l’enquête. Qu’il s’agisse de l’Algérie (lire Les généraux d’Alger préfèrent un reportage de BHL à une enquête internationale), de l’Afghanistan (lire BHL en Afghanistan ou Tintin au Congo ? ), de la Colombie (lire La Colombie selon Bernard-Henri Lévy) ou, à présent, du Pakistan, plusieurs enquêtes de Bernard-Henri Lévy ont suscité une volée de bois vert administrée par ceux qui connaissaient bien les sujets et les pays en question.
Avec Qui a tué Daniel Pearl ?, il s’agissait d’un « romanquête », autrement dit d’un mélange des genres permettant à la fois de constater ce que le romancier n’aurait pas su imaginer et d’imaginer ce que l’enquêteur n’aurait pas pu constater. A charge pour le lecteur de démêler l’un de l’autre. Autant dire que l’ambition était immense. Dans ses nombreux entretiens, l’auteur a par exemple répété que les services secrets pakistanais pourraient avoir procuré les secrets de la bombe atomique à Al-Qaida ? Une « hypothèse » en passant... Mais n’est-elle trop sérieuse, trop peu « théorique » pour être avancée, innocemment, sur des plateaux de télévision comme si la commercialisation d’un livre était dorénavant devenue raison suffisante pour lancer n’importe quelle campagne d’affolement ? Toutefois, la panique n’eût pas lieu, preuve peut-être que, pour le public, vingt-cinq ans d’expérience de Bernard-Henri Lévy n’ont pas été sans effet. Et puis, comment prendre tout à fait au sérieux un auteur qui, en s’appuyant sur une citation tronquée de Raymond Aron, qualifia un jour Pierre Bourdieu de « sociologue ambitieux » d’« aide de camp peu doué », de « soldat de plomb » à l’« âpreté désolée » et au « ressentiment visible » ?
Tant qu’à citer Raymond Aron, Bernard-Henri Lévy, aujourd’hui embarqué avec d’autres dans une chasse à la « nouvelle judéophobie » trop souvent dépourvue de discernement pour être convaincante ou même utile, aurait gagné à rappeler ce que Raymond Aron lui opposa dès 1981 : « Nombre de Juifs, en France, se sentent à nouveau guettés par l’antisémitisme et, comme des êtres " choqués ", ils amplifient par leurs réactions le danger plus ou moins illusoire qu’ils affrontent. Que leur dit ce livre [L’Idéologie française, de Bernard-Henri Lévy, ndlr], Que le péril est partout, que l’idéologie française les condamne à un combat de chaque instant contre un ennemi installé dans l’inconscient de millions de leurs concitoyens. Des Français non juifs en concluront que les juifs sont encore plus différents des autres Français qu’ils ne l’imaginaient, puisqu’un auteur acclamé par les organisations juives se révèle incapable de comprendre tant d’expressions de la pensée française, au point de les mettre au ban de la France. Il nous annonce la vérité pour que la nation française connaisse et surmonte son passé, il jette du sel sur toutes les plaies mal cicatrisées. Par son hystérie, il va nourrir l’hystérie d’une fraction de la communauté juive, déjà portée aux actes du délire. » (L’Express, 7 février 1981.)
Au fond, une succession de reportages déficients ou calamiteux, de propos à l’emporte-pièce, pose un problème qui va très au-delà du seul Bernard-Henri Lévy, épiphénomène exemplaire de ce que Pierre Bourdieu, justement, appelait l’ « intellectuel négatif ». C’est celui du court-circuit entre les règles qui gouvernent la vie intellectuelle, le monde des idées, et les techniques qui régissent l’univers des stars, les lois de la célébrité. En publiant une contre-enquête au « romanquête », la New York Review of Books (lire Le Monde diplomatique, décembre 2003) aura peut-être contribué à imposer quelques exigences méconnues aux éditeurs et aux journalistes français. Eux qui présentent si souvent les Etats-Unis comme un modèle...
Mais dès lors qu’il est peu vraisemblable que, cette fois, le modèle les inspire, l’affaire Bernard-Henri Lévy risque de se reproduire très bientôt. Comment ne pas remarquer déjà que l’article de la New York Review of Books n’a eu aucun écho dans les médias. Des médias qui pourtant, il y a six mois, encensaient presque unanimes Qui a tué Daniel Pearl ?"
SERGE HALIMI.

vendredi 22 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 13.

Le sport business n'est pas sans l'appoint de la télévision, qui le magnifie au point de ne faire apparaître que sa puissance et sa perfection. Par le truchement de la télévision, la démesure inscrite dans le projet du sport apparaîtrait presque comme l'effet de la grâce et du dépassement. Cette manière de vanter le passage du réel à l'hyperréel implique que le sport ou la pornographie soit supérieurs au réel lui-même. Derrière le projet de représenter le réel le plus fidèlement possible se tapit la trahison suprême : affirmer la supériorité de la représentation, soit de la reconstitution du réel selon les desiderata de l'homme, sur le réel lui-même. Raison pour laquelle les sportifs, tout comme les acteurs pornos, jouissent d'une telle aura, que leurs mérites objectifs n'expliquent pas vraiment. Car de se montrer virtuose dans l'art de faire trembler les filets ou les paniers n'incline pas à l'éloge immodéré, pas plus que de forniquer à longueur de bandes (filmiques s'entend). Pourtant, Maradona ou la Cicciolina ont recueilli (et recueillent toujours) une dévotion bien supérieure à celle dont pourrait se targuer un homme politique, un professeur ou un boulanger, professions pourtant plus exigeantes et qualitativement supérieures. Sans doute la réduction du réel aux bornes du sensible retrouve son projet initial dans les règles des jeux sportifs ou pornographiques, pourvu qu'ils se prêtent à l'exercice des médias. Toujours est-il que je vois mal une autre déformation que celles des valeurs dominantes pour expliquer qu'un Zidane récolte plus d'admiration pour sa science de l'avant-dernière passe qu'un bon pédagogue pour sa science de l'apprentissage. J'imagine avec réticence à l'heure actuelle un professeur acclamé à la sortie de son cours par des hordes de groupies hystériques tandis qu'il peine à se frayer un chemin parmi la foule compacte, protégé par ses gardes du corps du harcèlement des journalistes et de leurs caméras. Le fan(atique) se rend-il compte que son admiration inconditionnelle du champion sportif ressortit du refus du devenir? Le fait de prétendre à remplacer les lois du réel par celles de la représentation, le fait donc de substituer au reél la surreprésentation, n'indique jamais que la haine du changement et de l'imperfection parmi les imperfections - celle qui incline à la mort et la maladie. Refuser le devenir, c'est prôner le même comme idéal. Tel le métaphysicien vu par Nietzsche, ce Parménide implorant n'importe quelle bouée à laquelle se raccrocher, le sportif de haut niveau est cet être qui baigne dans un monde qui n'évolue pas : monde de la gloire et des paillettes dans lequel les règles du jeu demeurent à jamais identiques. Monde dont l'accession garantit le Paradis et les Champs Elysées pourvu que l'idéal corresponde à cette absence de changement et à cette maîtrise du réel par l'homme (en gros, à la maîtrise du temps comme caractéristique significative du devenir et des imperfection qui condamnent l'homme, je le répète, à la vieillesse). L'hyperréel est ce réel expurgé des données qui n'ont pas l'heure d'agréer à la créature humaine. Monde de la facticité et de l'impossible en somme, dont on ne sait que trop le prix à payer. Il ne concerne pas seulement les pauvres hères qui ont eu le malheur de jouer le jeu, de s'en approcher de trop près et de s'y brûler les ailes, bien qu'ils prétendent encore, au moment où ils fondent presque et se consument, qu'ils sont heureux et ne regrettent rien. C'est l'ensemble de la société qui se trouve en effet impliquée par ce refus du devenir et cette attention morbide à l'abstraction approximative du même. Car, de même que le sportif est promis à la déchéance pour avoir goûté à la gloire, la société qui nie le reél est promise à la disparition. Les règles du reél sont claires : le devenir est la vie; le même est la - mort.

jeudi 21 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 12.

L'interdiction du dopage mérite considération : pourquoi interdire la prise de substances, alors que la recherche antidopage aura toujours un train de retard (pour rester optimiste...) sur les dopeurs, de plus en plus scientifiques et invisibles. Effectivement, les médecins ont pris la place des soigneurs. Le dopage sera bientôt aussi indétectable que le crime parfait : chacun sait qui a tué, aucune preuve ne peut être administrée. Sauf que chacun sait. Il suffit par exemple de confronter les moyennes horaires du Tour de France d'une année sur l'autre pour savoir si dopage il y a - ou pas. On pourrait invoquer la morale ou la vérité pour justifier de l'interdiction de dopage. Les sportifs nous abreuvent d'une morale de l'exemplarité et de l'exception héroïque alors qu'ils recourent au mensonge pour parvenir à leurs performances. La seule morale qui puisse être invoquée ressortit de la santé publique. A en croire les spécialistes, le dopage nuit gravement à la santé, provoquant maladies et mort. On connaît pourtant le discours à la mode, selon lequel le respect de la liberté implique l'acceptation des comportements qui nous paraissent les plus aberrants. Au nom de la tolérance, les différences les plus extrêmes deviennent acceptables. En particulier, la violence que l'on s'inflige est acceptable à condition que la personne soit consentante. Sur cette notion de consentance, et ses définitions ambiguës, nous n'en saurons pas plus - passons. Pourquoi ne légalise-t-on pas le dopage au nom de la lutte contre l'hypocrisie et pour la vérité? Le sportif dopé est ce héros aux performances surhumaines, cet Hercule capable des plus impressionnantes et inimaginables prouesses, ce dieu qui, par ses exploits répétés, a accédé à une autre dimension. Au nom de ces sensations, rares et hors normes, que vaut la vie banale et monotone? Ne mérite-t-elle pas d'être bousculée pour un bien plus rare, plus haut et plus beau? N'est-il pas envisageable qu'on privilégie une carrière sportive exceptionnelle de dix ans raccourcie de trente ans de vie aux miasmes de la routine et de la répétition? Argument psychologique : de quel droit l'homme ordinaire jugerait-il des choix du héros sportif? Argument culpabilisateur : n'est-ce pas jalousie? On remarquera que les tenants de la légalisation, du dopage comme de la prostitution ou la pornographie, invoquent la liberté pour justifier de l'existence de la violence. Comme la crapule se réclame du Bien pour commettre ses exactions en toute impunité, le totalitaire argue de la liberté pour imposer son coup de force. C'est pourquoi les libertaires sont souvent les tenants d'une hypersolution qui revendique la liberté d'autant plus qu'elle fait le jeu de la violence insidieuse et courante. Le dopage pourrait présenter l'argument majeur et éclatant, celui contre lequel aucune contradiction ne vaut, s'il était en mesure de se présenter comme vertu. Si tant est que la vertu, y compris dans son sens étymologique, soit l'expression de la puissance de réalisation, le dopage est un vice en ce qu'il procède du fantasme d'irréalisation travesti en hyperréalisation de la puissance et de l'action. Plus le sport prétend purger le réel de ses vices de faiblesse et d'imperfection, plus il recourt à la destruction et à l'illusion comme poisons guérisseurs. Plus précisément : la réalité que recouvre le symptôme d'illusion n'est autre que la destruction. C'est la perversité du dopage que de retourner le sens pour le faire apparaître à l'envers de ce qu'il est. Comme la crapule est l'honnête homme, le dopage exprime l'hyperréel. L'irréalisation du dopage est d'autant plus pernicieuse qu'elle se réclame impérieusement du réel le plus noble - du fantasme de réel auquel l'homme aspire dans sa grande folie : atteindre à la perfection, qui, comme chacun sait, ne s'obtient que grâce à l'imperfection. Soit l'hyperréel.

mardi 19 juin 2007

L'âme de Nina

Connaissez-vous Nina Simone? Cette exceptionnelle interprète de jazz et de soul, quand ce n'est pas de blues, fut la digne disciple de Billie Holiday. Je la découvre en consultant le forum du site Internet de Marc-Édouard Nabe, qui vient d'éditer en poche L'Ame de Billie Holiday. J'ignore tout de cet écrit, mais, s'il est à la hauteur de ces chanteuses de légende et de transe, c'est un chef-d'oeuvre!
http://www.dailymotion.com/video/x24j4n_nina-simone-sinnerman

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 11.

Les salaires astronomiques que perçoivent les meilleurs sportifs, le torrent d'argent déversé comme une manne boueuse dans le sport contemporain, pourvu qu'il soit populaire, s'explique par l'ambition démesurée du système. L'ultralibéralisme consumériste et mercantile ne verse pas gratuitement les milliards d'euros aux dirigeants et aux stars du sport, pas plus qu'il n'achète pour des centaines de millions d'euros, en tout cas à des sommes folles, les oeuvres d'art. Dans les deux cas, il s'agit ni plus ni moins que d'acheter la vie. Ou plutôt : de signifier que la vie s'achète, qu'elle a son prix, comme le reste, quel que soit son caractère exorbitant. La vie d'un sportif dopé a certes son coût, qui n'est pas si exorbitant si l'on s'avise que les millions d'euros ne sont dispensés qu'aux meilleurs en échange de dizaines d'années de vie potentielle. Le système se montrerait presque avantageux si l'on se souvient du traitement infligé aux gladiateurs du temps des jeux du cirque (cette remarque mérite d'être nuancée à l'aune du traitement infligé aux sportifs africains, en Europe notamment). On remarquera que la mise à prix des chefs-d'oeuvre de l'art s'avère nettement supérieure, en moyenne, à la rente allouée aux sportifs moyennant leur dopage de plus en plus scientifique et génétique. C'est tout à fait logique. Car l'art s'avère un redoutable adversaire pour l'ultralibéralisme. En achetant le sportif, il ne prétendait jamais qu'à l'assujettir à ses fantasmes de surhomme et de puissance poussée dans ses retranchements. Il est nettement plus difficile de faire rentrer l'art dans l'hyperréel. L'art donne du réel une représentation plus riche que la perception commune, quand l'hyperréel prétend réduire le réel au fantasme. Bref, l'art agrandit le réel et l'hyperréel le réduit. Deux démarches inverses donc, qui ne se réconcilient in fine qu'avec le formatage des arts moderne et contemporain aux attentes du système.

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 10.

Je lis dans l'Equipe d'aujourd'hui que les droits télévisés 2007-2008 pour le seul championnat d'Angleterre se monte à 1,4 milliards d'euros. Tout est déjà dit, et pourtant j'apprends que les dirigeants de Canal Plus, dont la manne se monte tout de même à 600 millions d'euros l'an pour la période 2005-2008, exige un spectacle à la hauteur de leur investissement. Après ces révélations, Bilalian peut toujours contester l'implication et la responsabilité des médias dans le dopage sportif. L'argument de Bilalian repose toujours sur la distinction fantasmatique entre télévision et sport. La télévision retransmettrait les compétitions sportives et seraient étrangères à ses coulisses, surtout les plus ténébreuses. Quant au sport, ses dérives seraient à imputer aux seuls sportifs enclins à la triche. L'essence du sport est par nature saine et vivifiante, c'est bien connu. La mauvaise foi de Bilalian vient du fait qu'il ignore ce qu'il ne sait que trop : la collusion obligée (comme le passage) entre les médias et le sport. Il serait vain d'en appeler au dégoût qu'inspire le lynchage de Virenque et de tous les sportifs dopés par des journalistes parfaitement au courant de ces pratiques généralisées et qui les encensaient quelques jours (heures?) plus tôt. Il est plus instructif de noter que le sport, tout comme les médias, appelle dans son évolution l'avènement de l'hyperréel, qui est le mirage aux alouettes prétendant remplacer le réel par le fantasme. La connivence entre médias et sport se trouve ainsi soulignée avec plus d'éclat qu'un long discours d'illustrations. Car les médias comme le sport de haut niveau sont les vitrines du système, pour lequel tout doit finir en marchandise. Ce n'est pas un hasard si l'on parle de plus en plus de sport-business (la finesse de Lizarazu consistant, non à nier l'évolution indubitable, mais à la légitimer au nom précisément des valeurs humaines) et si, dans le même temps, les médias sont rachetés par les grands actionnaires de la haute finance et les milliardaires. Il ne s'agit pas seulement de contrôler l'information. Il s'agit d'aller au bout de la logique ultralibérale, selon laquelle rien n'évolue, tout s'achète.

lundi 18 juin 2007

L'iceberg

La violence se trouverait-elle légitimée par une frange (conséquente) de la population chaque fois qu'elle exhibe son visage contrasté? L'ambiguïté est pourtant sa marque de fabrique. Elle ne prospère qu'en partageant les responsabilités entre la victime, qui consent à son sort de vaincu et y trouve son contentement, et le vainqueur, qui n'use jamais de sa puissance et de sa domination que pour procurer une once de contentement à son partenaire (contraint, tout de même). C'est ainsi que l'homme établit des justifications et des explications pour rendre acceptable la violence. Lorsque, rétrospectivement, l'on s'étonne que d'autres aient cautionné les pires abominations sans y trouver à redire, c'est sans s'aviser qu'ils n'avaient pas identifié la violence comme telle, mais qu'ils l'avaient parée des atours de la normalité (et de la moralité). On a toujours une bonne raison de cautionner la violence, surtout quand on mesure la parenté saisissante entre violence et énergie, création et destruction. Le nazisme, loin d'être perçu comme l'abomination homicide, fut loué par ses zélateurs comme l'élan salvateur qui allait remettre en ordre de marche l'Allemagne en guenilles. Ce n'est qu'après son horreur exterminatrice que sa condamnation fut unanime, jusqu'à ne plus pouvoir prononcer son nom (autre excès du mécanisme, qui, dans tous les cas, consiste à refuser le sens). Lorsqu'une femme est battue jusqu'à la mort par son mari, il en est toujours pour expliquer qu'elle l'avait bien cherché et que, surtout en France, elle disposait des moyens de refuser son sort. Une femme qui serait séquestrée serait reconnue comme contrainte; Une femme qui dispose de sa liberté théorique deviendrait presque consentante. Un couple s'étripe depuis des années, sous le regard indifférent des voisins. Ceux-ci préfèrent ne pas voir pour acheter leur tranquillité. La femme prend des roustes sans alerter les services sociaux ou la police. C'est donc qu'elle refuse de mettre un terme à son calvaire. Un jour, plus énervé qu'à l'ordinaire, le mari bat sa femme tant et si bien qu'il lui éclate la rate. Réaction du voisinage : la femme l'avait cherché, c'est qu'elle aimait ça. Cette scène surréaliste, où l'incompréhensible est légitimé au nom de la violence ordinaire, est monnaie courante dans le quotidien. Elle consiste à fermer les yeux, puis à incriminer la victime plus que l'agresseur, à partir du moment où son comportement n'est pas identifié comme un refus clair et précis. Mécanisme psychologique invoqué pour cautionner cette hypocrisie salvatrice : la violence n'est pas que le fait de son ordonnateur. Son usage suppose qu'elle se trouve partagée par celui qui en fait les frais apparents. Selon ce prisme accommodant, le mari qui bat sa femme devient presque la victime d'une violence qui le dépasse, tandis que la femme battue, pour se taire devant cette violence qu'elle prend de plein fouet, doit au bas mot être de la race des victimes consentantes, soit des tordus qui prennent plaisir à endurer la violence. Autre adage bien connu : dans un couple, il y a ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir. Le raisonnement consiste en dernière ligne de compte à égaliser la différence provoquée par la violence entre les victimes et les bourreaux. Non sans une certaine raison : il est certain que la violence se retourne avec usure contre son utilisateur et que le pacte avec la violence s'apparente au pacte avec Faust. La monstruosité ordinaire à laquelle cède avec facilité et complaisance le jugement commun consiste à considérer que l'acceptation de la violence est trop trouble pour ne pas cacher un consentement certain. C'est cette erreur qu'il s'agit de dissiper (seulement pour ceux qui le savent déjà, tant il est tragique que ceux qui ne savent pas voir ne verront jamais) : l'ambiguïté de la victime ne cache pas le consentement pervers, mais la fascination devant le déchaînement de la puissance - également cette impression erronée que la contemplation de la puissance contraint au respect et au silence fataliste (où l'on remarque que le fatalisme appelle la fatalité la plus sordide). Dans le cas de cette femme battue, il est certain que son silence ne signifiait nullement son consentement et que des voix s'élevèrent d'ailleurs avec vigueur pour dénoncer la monstruosité de cet amalgame. Ces comparses indignés ne comprenaient-ils pas que se rejouait l'éternelle et sinistre ritournelle qui veut que les victimes soient rendus coupables de la violence au nom de l'équilibre de la société? Les campagnes de réflexion et d'explication permettent de plus en plus que la violence conjugale soit reconnue comme telle et que sa banalisation soit rejetée comme une perversion de l'esprit humain. Je ne peux m'empêcher de constater que la reconnaissance d'une violence n'entraîne nullement celle de toutes les violences ou de la violence comme mécanisme général. Si tel était le cas, voilà belle lurette que la prostitution serait reconnue comme la destruction intentée sur les personnes prostituées avec l'aval et la complaisance de ceux qui ne veulent pas savoir. Il est facile pour les réglementaristes d'exhiber dans les médias des prostituées qui prétendent aimer leur métier et y trouver du plaisir. Le raisonnement est simple : il existe des personnes prostituées consentantes à côté des esclaves du sexe. Cette rengaine trop connue est la même que l'explication des femmes battues consentantes. On pourrait invoquer l'antienne du plaisir ou de l'argent comme moteur de l'acceptation. Avec pour le moment un résultat bien plus efficace pour la prostitution : le nombre de personnes qui suivent les avis éclairés des intellectuels (certains en effet ferait mieux de ne point trop penser pour leur postérité, ou, plutôt, leur absence de postérité) ou qui invoquent les témoignages des personnes prostituées revendiquant le droit de se prostituer est légion, bien plus important que ceux qui approuvent la violence conjugale. La violence décryptée dans un cas reste banalisée dans l'autre. Non sans raison : si la prostitution demeure ce lieu de tous les tabous, perpétrés le plus souvent au nom de la fameuse libération sexuelle, c'est qu'elle bloque les vannes de la violence inscrite au coeur du sexe, de cette furie dont on n'ose ouvrir les digues de peur que l'édifice social s'effondre et révèle son impuissance face à la violence encadrée. Ne nous leurrons pas : les anciennes institutions, avant le Progrès et la démocratie, légitimaient le bouc émissaire au nom de l'équilibre. Le Progrès a prétendu combattre la violence visible. Autant dire qu'elle ne s'est courageusement attaquée qu'à la partie émergée de l'édifice et que la part la plus importante de la violence demeure enfouie. Car la vraie violence, ne nous leurrons pas, est insidieuse et se reconnaît précisément au fait qu'elle se présente comme non violente et emplie de bonne intention. Comme la crapule, la violence agit au nom du Bien. C'est pourquoi la prostitution suscite tant de malentendus et de controverses : lieu de tous les travestissements, elle est aussi l'ultime bastion où l'ancien système du bouc émissaire peut en toute impunité se commuer en système ultralibéral. La personne prostituée, d'individu inférieur, programmé pour la prostitution, devient cet être consentant à incarner la marchandise sexuelle. Que l'on trouve tant de sujets, souvent au nom de motifs intelligents, pour cautionner ces deux réalités, voire considérer que la seconde constitue un progrès de la liberté, laisse bien pessimiste quant au combat pour décrypter la violence. Il est vrai que, fondamentalement, la violence changera significativement (au lieu de s'avérer diffuse comme dans les démocraties) le jour où l'homme disposera des moyens pour canaliser son énergie vers des buts extérieurs et éviter qu'elle ne se retourne contre ses propres intérêts, ou, du moins, contre ceux des plus faibles et des vaincus. Où l'on voit que l'esprit du christianisme, plus que de nous acheminer vers la démocratie, nous enseigne la voie de l'espace, seul moyen de sauver - l'espèce.

dimanche 17 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 9.

Lizarazu, le front contrarié et le regard triste, essaie de vendre sa biographie de sportif (Liza, à l'instar de tous les champions, estime implicitement que la carrière sportive équivaut à la vraie vie). Comme le camp des critiques a sérieusement pris le dessus des béats que leurs intérêts poussent à la complaisance, Lizarazu réfute en bloc l'idée que le sport a sombré dans le dopage en même temps qu'il serait passé au business. Lizarazu prend son propre exemple pour expliquer benoîtement qu'on peut faire du foot-business et rester pur. Comme à chaque fois que la violence se heurte au consentement et au déterminisme, elle se fonde sur la différence entre les sportifs-héros et les sportifs-tricheurs. Menthéour bondit et rappelle à l'ange (déjà?) déchu quelques vérités bien senties : le dopage cantonné au seul cyclisme est une sinistre galéjade. Au lieu de faire du vélo le bouc émissaire du sport, le footballeur ferait bien de balayer devant sa porte! Et Menthéour de citer l'exemple des footballeurs de 1984, dont, c'est le moins qu'on puisse dire, la musculature n'était que la pâle évocation des golgothes de 98 qui remportèrent la Coupe du monde. Et Menthéour d'invoquer, pêle-mêle, l'explosion des musculatures, la fréquences soutenue des matches, le rythme accéléré des parties. Histoire d'expliquer que si le dopage ne remplace pas le talent, il apporte une substantielle plus-value physique, qui valorise fortement la technique. Lizarazu reconnaît du bout des lèvres que les matches sont plus durs. Menthéour cite Jean-Pierre de Mondenard, médecin du sport et spécialiste du dopage. Lizarazu se tait. Il ne sait que trop que les dupeurs/dopeurs ont toujours plusieurs longueurs d'avance sur les partisans de la vérité. Après les anabolisants, les hormones de croissance et l'EPO, il est probable que les dopants d'aujourd'hui, a fortiori ceux de demain, seront de plus en plus des synthèses proches de la génétique naturelle, si bien que le futur dopé sera plus vrai que le sportif du dimanche. N'est-ce pas à ce genre de raisonnements qu'aboutissent les dénis sains de nos héros encensés?

samedi 16 juin 2007

Famas

L'ancienne Palestine, après avoir été décolonisée pour mieux assister à la création de l'État d'Israël, se retrouve aujourd'hui écartelée entre deux membranes de factions, le Fatah de feu Arafat et le Hamas islamiste et terroriste. L'opposition arrange à court terme les faucons israéliens : la division leur permet d'asseoir le contrôle de terres qui ne leur appartiennent pas et de s'implanter au coeur des fameux territoires occupés. Ainsi donc, le principal combat du Hamas n'aura pas correspondu à l'idéal inébranlable dont il se réclame depuis sa création et depuis surtout la seconde Intifadah. Non, le Hamas n'est certainement pas ce parti de la résistance, que certains gogos aimeraient rapprocher de la Résistance au nazisme ou de toutes les résistances aux totalitarismes. Désolé, le Hamas n'est jamais qu'une réaction abjecte et ultraviolente contre l'injustice dont le peuple palestinien est l'objective et insupportable victime. Le Hamas est l'idiot utile des pires cyniques qui, de Washington à Tel-Aviv, en passant par Teheran, ont intérêt à ce que la Palestine ne coexiste pas à côté d'Israël en toute quiétude. En refusant de reconnaître l'existence d'Israël, le Hamas est le plus sûr allié d'Israël. Ce paradoxe, travesti en acte d'opposition noble et héroïque, n'est jamais que la poursuite infernale de l'histoire contemporaine, qui veut que les services secrets israéliens et occidentaux aient travaillé main dans la main, sous le couvert répugnant de multiples manipulations, avec les groupuscules islamistes et terroristes. J'insiste, je persiste et je signe : pour se prétendre le défenseur des opprimés, de ces Palestiniens qui paient par le mépris colonialiste la tragédie de la Shoah, le Hamas en est le pire ennemi. Décidément, les ennemis de nos amis ne sont pas forcément nos ennemis. Derrière les bombes et les affrontements, les cyniques sont unis dans leur faiblesse pour détruire les forts par excellence, ces déshérités qui paient si cher leur dignité et leur (véritable) héroïsme. Contre la hideur des puissants, la grandeur des Palestiniens les placent dans la lignée des vainqueurs qui surmontèrent la souffrance pour exister.

mercredi 13 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 8.

Le dédoublement fantasmatique est l'arme imparable de la mauvaise foi. Après les réglementaristes cupides, qui invoquent la distinction fantasmatique entre prostitution consentante et prostitution esclavagiste, voici les apologètes du sport business : à côté des dopés honnis se tiendrait l'honorable caste des héros adulés. Dont acte. L'honneur est sauf. Il ne reste plus qu'à diaboliser les malheureux maladroits qui sont pris la main dans le sac pour mieux encenser les autres au nom de leurs rares facultés de dépassement. Se rend-on compte que le mensonge côtoie l'abjection? Si la morale sportive constitue l'ombre fidèle de la morale sociale mondialisée, la fable de la finale du cent mètres des Jeux Olympique de Séoul en 1988 mérite apologue : scandale absolu, le vainqueur de l'épreuve pulvérise le record mondial en même temps qu'il est convaincu de dopage aux anabolisants. Insulté et déchu, le champion est ravalé au statut de tricheur et de menteur, comme s'il était le seul dopé. La vérité fut exprimée par un scientifique dont je ne retrouve plus le nom dans une interview au Monde : l'homme, sauf rarissime exception, ne saurait descendre en dessous des dix secondes au cent mètres. Ce constat implique donc que Ben Johnson, c'est le moins qu'on puisse relever, ne soit pas seul tricheur de la finale, mais que tous les sprinteurs de cette finale en dessous des dix secondes relèvent de ce cas de figure (sans compter ceux qui se dopent et ne passent pas la fatidique barre). Carl Lewis était-il aussi dopé que Ben Johnson? Si c'était le cas, l'injustice de la condamnation se redoublerait de son hypocrisie impayable. C'est le forfait de la modernité que de prendre son désir de puissance pour une réalité (impossible) et de se réfugier derrière l'argutie de la preuve judiciaire pour nier l'évidence. Chacun sait que la justice est soumise au politique et que les intérêts sportifs dépassent de très loin la simple morale sportive. En l'occurrence, ils servent de caution à la mentalité de l'époque et ne sauraient être remis en question sans atteindre les fondements (bancals) de l'édifice.

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 7.

Le philosophe Marc Perelman remarque justement, après un débat confus et d'une mauvaise foi remarquable, que les dérives du sport ne sont jamais que le propre du sport. La pratique du sport suppose dans son essence sa dérive. Je n'ajouterais pas un mot à ce commentaire pour qualifier les dérives libérales...

mardi 12 juin 2007

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 6.

Il est évident que le sport est fondé sur le système de la concurrence, de la compétition, de la victoire. Le sport professionnel représente l'exacerbation de ces qualités jusqu'à la guerre. La guerre serait-elle aussi nécessaire à l'équilibre humain que le sport et le jeu? C'est ce qu'on pourrait se demander en constatant leur parenté frappante. Dans les trois cas, force est de constater que leur prégnance si répétée ne relève pas du hasard. L'homme a besoin d'affrontement, de rivalité, de violence pour exprimer sa nature. On remarquera d'ailleurs que l'adaptation au réel suppose ces qualités de premier ordre et que les remarquables longévité et supériorité de l'homme ne découlent pas du tout de sa douceur angélique, mais de ses facultés de domination. Que l'homme ait besoin de maîtriser son monde, toute son histoire en témoigne. Ce n'est pas les récentes condamnations de l'esclavage et du colonialisme qui démentiront ce constat, alors que les pacifistes bêlants aimeraient changer la nature humaine et faire de la guerre une entreprise inhumaine et monstrueuse. A l'aube des grandes conquêtes et manœuvres de colonisation (spatiales, cette fois), je crains fort que la condamnation de la guerre et de la domination méritent d'être reconsidérées attentivement. Car ceux qui protestent aujourd'hui ne le font jamais qu'au nom d'une condamnation de l'homme. Je sais bien que la souffrance et la destruction ont un caractère révoltant, surtout quand elles se manifestent sans nécessité, comme c'est le cas, déroutant et désespérant, chez l'homme. En même temps, cette disposition injuste est précisément la garantie salutaire de la pérennité humaine. Sans instinct de domination, point d'instinct de survie. Je ne prendrai pour exemple que les Vaudois chers à Voltaire, qui périrent massacrés par les armées française (ou papales?) du fait justement de leur absence de combattivité. Après tout, l'homo sapiens sapiens n'a dominé ses proches cousins que grâce à sa pugnacité et sa rudesse. La sagesse du sapiens sapiens ne réside nullement dans la raison, cette même raison qui condamne la domination de l'homme par l'homme sans se rendre compte qu'elle est tragiquement nécessaire et qu'elle ne peut être évitée que par l'édification d'un but extérieur (j'allais dire d'un détournement, au sens d'une captation). L'agressivité humaine dérange quand elle se dirige contre l'homme (cas des entreprises de colonisation), mais arrange quand elle s'opère contre l'environnement. Les Droits de l'Homme, aussi justes soient-ils, ne valent que dans la mesure où l'homme et son environnement se trouvent concernés par le danger de destruction. La colonisation du système solaire n'engendrerait pas les mêmes protestations morales que soulève l'asservissement actuel, qui plus est hypocrite, du monde à l'Occident. Nous voilà bien loin du sport. Pas tout à fait. En attendant l'avènement des Jeux Galactiques, puisque les stars du Real de Madrid s'affublèrent de ce titre honorifique dans un réflexe visionnaire, le succès planétaire du sport s'explique par la valorisation des qualités essentielles de l'homme. L'évolution ultralibérale est la conséquence logique et exacerbée de la prise en considération et de la valorisation de qualités indéniables comme l'esprit de compétition, de concurrence et de domination qui animent l'homme. Le dopage comme dépassement transgressif n'est jamais que le prolongement obligé de ce système, dont le vice n'est pas tant le manque de réalisme interne que l'absence de considération de l'extériorité. L'homme a besoin de buts extérieurs pour ne pas retourner ses qualités contre lui et pour que son énergie acquière à ses yeux une connotation positive (fatalement relative). La valorisation du sport n'implique nullement qu'on change des règles excellentes, qui d'ailleurs prévalent déjà dans l'amateurisme le plus dilettante (il n'existe aucun plaisir à jouer pour le plaisir). Le sport échappera à ses démons quand il ne sera pas le triste représentant du système hégémonique et unilatéral dont dispose l'homme pour organiser son existence sociale et politique. C'est de sens philosophique dont l'homme a besoin. La morale hédoniste et étriquée actuelle, dont l'Onfray n'est jamais que le représentant subversif en France, aboutit à la démesure sensible parce qu'elle a perdu ses liens avec le métaphysique. L'homme a besoin d'urgence d'un nouveau lien avec le réel non sensible. Le jour où la crise actuelle du sens sera surmontée, les dérives du sport business ou de la pornographie apparaîtront comme des perversions dénuées d'intérêt. On aimera le sport et le sexe pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'on aimerait qu'ils soient. La démesure inscrite dans l'homme, et dont le sport n'est jamais que le miroir grossissant, se trouvera jugulée par son seul remède efficace : le grand péril de l'homme est de s'enfermer dans son monde, de réduire le réel aux bornes de son monde. Son salut et sa pérennité passent par l'affirmation du caractère transcendant du réel par rapport au monde de l'homme. Dans cette logique, la pratique du sport exalte la plus saine des concurrences.

Epopée de la Puissance Onirique

Episode 5.

Définition moderne du Bonheur : il tient dans le dépassement des capacités physiques. A l'opposé de l'antique mesure, qui enjoint à l'homme de connaître ses limites, comme de se connaître soi-même, le sport professionnel permet les exploits surnaturels dans la mesure où le surnaturel abrège le naturel. D'une manière très logique, le surpassement performatif s'obtient par le raccourcissement de la longévité. Syndrome de notre époque, qui joue au-dessus de ses moyens au prix du péril de sa disparition inévitable. La tromperie vient du caractère inaccessible de l'attente : le surpassement physique ne permet nullement d'accéder à la sphère transcendante promise. Le propre du physique est de se dérouler dans le monde du fini, au point d'en incarner la fine pointe. Le culte du physique et de la performance se cantonne à la finitude et n'accouche jamais que de la surenchère quantitative (au lieu du qualificatif promis). A l'instar du toxicomane obligé d'augmenter les doses pour maintenir l'effet de son ivresse, le sportif est le reflet caricatural et outrancier de l'homme moderne : il se dépasse par des performances de plus en plus épuisantes. Le Bonheur s'obtient au prix de la destruction. Si encore bonheur il y avait! Le propre du plaisir est, comme son monde l'indique, d'être fini (de n'avoir rien d'absolu ni de transcendant). La propagande moderne aimerait à nous faire croire qu'elle est parvenue à cerner le Saint Graal, le moyen de changer le plaisir, jusqu'à tutoyer les cîmes de l'ivresse éternelle. Peine perdue! L'objectif, tout comme la vérité, n'est pas de ce monde. La surenchère performative est aussi déceptive. Tout comme la pornographie ne délivre aucun plaisir substantiel, sauf l'illusion de ce plaisir, la performance sportive n'engendre que l'illusion du résultat. Au final, si le sportif va plus vite, plus haut, plus fort, cette surenchère effective ne lui est d'aucun salut : tant il est vrai qu'il n'a accédé à aucun idéal en vendant son corps au diable, mais n'a fait que tester la loi de l'infiniment grand et de l'infiniment petit : quel que soit le dépassement physique auquel il se livre, ce dernier est tragiquement appelé à demeurer dans le royaume du fini (qu'on soit champion du monde de football ou anonyme joueur de troisième division anglaise, on n'en demeure pas moins homme). L'homme pensait par le dépassement atteindre enfin à l'absolu? La cruelle désillusion de la modernité ne tient pas seulement dans le tragique constat de son échec d'amélioration ontologique. Le Graal n'était jamais qu'un pitoyable subterfuge et l'homme est demeuré prisonnier des rets de ce monde qu'il voulait fuir pour prix de son Bonheur. Las! Il y est retourné avec usure et devra au surplus s'acquitter de l'addition (salée) : si le dépassement et la surenchère n'ont rapporté que quelques sueurs roides, ce ne fut pas sans destruction. Le Bonheur et l'Idéal sont à ce prix...