dimanche 24 juin 2007

Zone interdite

Le reportage qui passe sur M 6 indique à quel point la télévision délivre à peine voilé le message subliminal de l'ultralibéralisme, selon lesquels le corps est une marchandise. La sculpturale Mélissa Theuriau, compagne de Jamel à la ville, présente un reportage sur les Européennes qui s'empressent de fuir leurs terres décadentes (ah! la décadence a bon dos quand il s'agit de cacher sa propre misère, qui, chacun le sait, est toujours affective) pour trouver l'Amour auprès de jeunes éphèbes de Saint-Domingue. Ce qui ressortit bien entendu de rapports intéressés, flirtant plus avec la prostitution qu'avec le zouk, prête dans sa bouche question à débat et interrogation. Ainsi n'hésite-t-elle pas à présenter la démarche de ces femmes mûres (dont nous ferons l'éloge une autre fois) comme une démarche féministe et libératrice. Le simple fait qu'une femme puisse envisager les gigolos de Saint-Domingue comme des libérateurs est inquiétant et scandaleux à la fois (donc télégénique). Il faut que l'ultralibéralisme ait bien imprégné les esprits pour que la confusion entre liberté et violence puisse être ainsi entretenue (dans tous les sens du terme) par les porte-paroles attitrés des médias et auprès d'un public qui se réclame avec générosité de l'altruisme et des Droits de l'Homme. Je ne regarde que le début du reportage, consterné par l'hypocrisie du propos. Ainsi la libération n'est-elle jamais que l'apanage d'un néo-colonialisme qui s'épanouit d'autant plus aisément qu'il se travestit sous le laisser-passer de l'amour (troublante analogie avec l'arrière-plan historique d'Emmanuelle 2 et certainement avec l'univers érotique). La vérité est que ces femmes mûres sont des Occidentales aisées qui profitent de leur pouvoir d'achat et de leur prestige aux yeux autochtones pour attirer dans leurs filets les éphèbes qui pullulent sur la plage en quête de leur rêve : fuir la misère. Evidemment, ils jurent de leur sincérité, puisque leur intérêt est de ne plus crever de faim. Prétendra-t-on pour autant qu'ils sont consentants à embrasser la carrière de gigolo ou contraints par leur précarité? Quant aux femmes, leur liberté tient surtout à leur puissance en guise de sex appeal. Dira-t-on qu'elles sont consentantes, sous prétexte qu'elles se déclarent heureuses et que leurs amants éprouvent des sentiments pour elles? Une femme peut-elle s'épanouir en entretenant un homme qui a souvent vingt ans de moins qu'elle et qui profite surtout de moyens miraculeux pour être entretenu et échapper à la pauvreté? Où l'on voit que la notion de consentement n'a pas grand sens à mesure qu'elle est brandie dans des situation des contraintes où les parties n'ont aucun intérêt à (s')avouer leurs réels intérêts. Il n'est pas certain d'ailleurs qu'ils soient tout à fait lucides sur une situation caricaturale : après tout, il est facile, pour un Noir de Saint Domingue, de se persuader qu'il aime la femme qui le sort de la misère, lui promet des papiers européens et l'entretient comme un pacha. Il est facile pour la bourgeoise occidentale d'oublier son âge, ses soucis et son vieillissement dans les bras d'un jeune homme qui pourrait être son fils et dont la situation lui donne l'occasion d'exhiber sa générosité. Le pouvoir de se duper chez l'être humain est apparemment plus important encore que la propension à être dupé. Les arguments avancés respirent la mauvaise foi à tendance coloniale : on aime l'éphèbe noir parce qu'il est musclé, qu'il présente un appétit sexuel insatiable, qu'il danse bien, qu'il se meut dans un décor paradisiaque, entre plages de sable fin, brise marine et cocotiers. En gros : les femmes réduisent leur gigolo à des objets sexuels infantiles et insouciants dans l'exacte mesure où elles se targuent de nobles sentiments pour mener leurs (ex)actions. La mauvaise foi est irréfutable en ce qu'elle se réclame précisément d'intentions inattaquables, aux antipodes de ses motivations réelles. C'est ainsi qu'on surprend une femme à louer les qualité d'écoute et de dialogue de son compagnon dans la mesure où ce qu'elle entend par ces termes désigne en fait ses dons de (gogo) danseur et sa virilité! Les gigolos comprennent que ce commerce lucratif peut les mener très loin (dans tous les sens du terme) et leur permettre d'échapper aux affres de leur enfer doré, à tel point qu'ils n'hésitent pas à séduire plusieurs (fashion) victimes. Ces gigolos opèrent sur des terrains bien déterminés, bars à touristes ou plages de rêve. Malheureusement, comme dans les pays où la misère règne, d'aucuns sont atteints du SIDA. La transaction entre les parties est évidente : les femmes croient acheter ce qu'elles ne parviennent à réaliser en Europe (une rencontre amoureuse), quand les gigolos espèrent décrocher la timbale et l'Eldorado. Dans l'opération, personne n'y trouve son compte et il n'est pas certain que les plus grands perdants soient les éphèbes désarmants. Se pourrait-il que l'argent n'achète ni les corps, ni les coeurs? En tout cas, c'est un authentique marché de dupes, dans lequel le vrai gagnant n'est autre que cet être déréalisé qui déréalise dans la mesure où il se réalise - l'Argent. Où l'on voit que la violence atteint tous les protagonistes et que, vieille antienne hégélienne, les dominants dépendent autant des dominés que l'inverse n'est vrai. Cette égalisation inquiétante, que certains béotiens prendront pour de l'égalitarisme de bon aloi, cache les profondes destructions qu'occasionne la réduction des personnes à des corps et la pauvreté. Leur meilleure visibilité dans le reportage, due au fait que le rapport traditionnelle hommes/femmes se trouve inversé, rend la supercherie plus édifiante et explique pourquoi elle fonctionne aussi facilement. Tant il est vrai que le bon génie de la violence repose sur l'ambigüité foncière et fondamentale qu'elle instaure dans les rapports et qui permet aux tenants de la mauvaise foi et aux apologues de l'argument de superficie d'expliquer que le monde est beau, le monde est formidable.

P.S. : j'entends à l'instant que les mariages sont facilités en République de Saint-Domingue et font partie intégrante de l'industrie touristique. J'ajouterais à ce commentaire journalistique qu'ils ressortissent aussi et surtout de l'industrie du tourisme sexuel et qu'ici comme ailleurs, les États ferment les yeux pourvu que des pratiques destructrices rapportent (gros). Les gigolos sont nommés des sanki-panki, soit gigolos des plages. Des milliers d'Occidentales accourent sur les plages dominicaines et des centaines de mariages voient le jour chaque année. Si l'on se fait l'avocat du diable, on invoquera que chacun y trouve son compte et que la condamnation de ces pratiques ressortit de l'exacerbation de la faculté morale, dont chacun sait qu'elle incline au moralisme dès qu'on l'agite. On expliquera que ces femmes sont plus heureuses exploitées de la sorte que seules et que les gigolos sont plus épanouis avec leur(s) protectrice(s) que rivés à leurs rochers et leur misère. On se réclamera de la liberté de chacun : les femmes disposent du libre arbitre de choisir, et, à y bien regarder, les gigolos aussi. On prétendra approfondir le concept superficielle de violence au nom de son ambigüité décisive. Finalement, les mêmes arguments qui sévissent dans la prostitution sont utilisables aussi dans ces situations interlopes. Le dominant accède à la transaction (acheter des personnes) contre de l'argent. Le dominé satisfait à la domination en recevant des avantages, que les sankis-pankis perçoivent et qui se révèlent fort disparates et trompeurs dans le cas de la prostitution. Pourtant, le mensonge affleure de part en part et à tous les niveaux de la transaction. Chaque partie trompe et est trompée, dans un climat nauséabond de pauvreté et de profit cynique. Osera-t-on avancer qu'il existe, à côté des sankis-pankis victimes manifestes, des gigolos heureux et satisfaits de leur sort? Par rapport à quelle situation initiale? A moins qu'on ne soit devenu si aveugle et formaté par le système dominant qu'on ne se rende plus compte de la destruction qu'engendre le fait d'être considéré comme un objet. De ce point de vue, argumenter est déjà une défaite, qui montre que la mondialisation sert surtout la progression du totalitarisme contemporain, l'ultralibéralisme, qui n'est jamais que l'avatar de la domination d'un groupe de privilégiés sur les hordes de déshérités. L'achat de sexe n'est qu'une rengaine sordide et sans cesse remise aux goûts du jour.

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