lundi 4 juin 2007

Médium

L'idée que la représentation a remplacé le réel, en une volonté de puissance aussi démesurée qu'impossible, trouve son corolaire, voire sa confirmation, dans la place incontournable que les médias ont pris dans la société humaine. Que signifie d'ailleurs médium? Le mot latin medium désigne le milieu, l'intermédiaire. C'est aussi la fonction de la représentation, en tant que fantasme, qui consiste à instaurer des passerelles entre l'homme et le réel. Dans l'occultisme, le médium communique avec l'au-delà ou une autre dimension. La représentation ne prétend pas à autre chose. Les médias non plus d'ailleurs. Raison pour laquelle tant de familles de par le monde vivent en permanence avec, en fond sonore, comme une toile invisible les reliant par-delà leur anonymat, la présence ubuesque de la télévision. Non que le bruit sonore leur agrée, mais parce que cette animation n'a rien de basique. Même les plus soap des shows télévisés possèdent cette faculté sidérante et extraordinaire de renvoyer quelques fragments du réel. L'ère de la rationalité et de la positivité n'a pas changé le rapport de l'homme au réel. L'homme n'en connaît pas beaucoup plus sur l'environnement dans lequel il se meut, à tel point qu'il serait bien en peine d'en produire une définition satisfaisante. La modernité, pour accomplir le Progrès en ontologie, et ne pas laisser croire qu'elle avait échoué dans son bouleversement ontologique, n'a rien trouvé de mieux que de réduire le réel aux bornes de sa représentation. Phénomène bien connu de la subjectivité arbitraire et abusive : le connaissable se réduit à ce que je connais, le réel à ma représentation - et ainsi de suite. En l'occurrence : le réel se réduit au représentable. C'est un point sur lequel j'insiste : il n'est pas que la photographie (ainsi que le remarque Rosset) pour donner l'apparence de la reproduction fidèle alors qu'elle est un parti-pris trompeur - un leurre. C'est aussi le cas avec la télévision, qui déverse un flot d'images d'autant plus réalistes (et rassurantes) qu'elles contiennent en fait un parti-pris. Parti-pris idéologique quand certaines chaînes d'information deviennent clairement les hérauts d'idéologies masquées, à tel point qu'elles font oeuvre de propagande (propagande explicite pour les télévisions sous régimes totalitaire; propagande larvée pour les chaînes sous régime démocratique). Parti-pris esthétique de toute manière, et, allais-je dire, ontologique, en ce que l'image exprime nécessairement la réduction du réel. La télé, réductrice de têtes? Rien de plus trompeur que cet intermédiaire qui nous laisse croire, en toute bonne foi, qu'il est le représentant fidèle de son objet, alors que la représentation qu'il propose est biaisée. Plus la télévision traque le direct, le réel brut, le réel non reconstruit, non truqué, et plus elle passe à côté de lui. Il faut précisément un travail de reconstitution pour parvenir à exprimer du réel autre chose que des représentations insipides. Le propre de la télévision est d'aspirer au direct et de tendre vers une réduction de la réalité au réel brut revendiqué comme réel fidèle. Renvoyer le réel tel qu'il apparaît à la caméra, aussi sophistiquée soit-elle, condamne l'entreprise de représentation à une forme de tromperie. Plus c'est réel, moins c'est fidèle! La télévision pèche par omission. On déplore souvent la médiocrité des programmes, comme si la qualité pouvait succéder à la médiocrité. Un tel contre-sens montre que la démarche télévisuelle n'a pas été saisie. Le propre de la télévision est de fabriquer du médiocre, parce que la démarche de représentation se situe aux antipodes d'une démarche de réflexion et de création. Bien entendu, les bonnes émissions existent, mais elles sont condamnées à la marge. Un tel médium ne pouvait que devenir le terreau d'élection de la modernité. Il est certain que l'essor télévisuel, qui n'a rien d'anodin, découle de la mentalité de l'époque. La réduction qu'entreprend la télévision rejoint la réduction à laquelle aspire la modernité. La télévision est l'outil de référence de la propagande moderne, dont la meilleure technique est encore de laisser croire à la tolérance, l'objectivité et la neutralité de son approche. Les journalistes usent avec habileté de cette finesse, en se retranchant derrière leur déontologie dès que leur impartialité se trouve mise en cause. Si la télévision est le reflet de l'époque, au point de remplacer la profondeur par le mouvement et la couleur, l'époque est le garant de la télévision. Notre représentation a si bien réussi son coup de force, en prétendant prendre la place du réel, que la télévision est devenue le lieu et l'enjeu de cette reconstruction au fond stérile et vouée à l'échec. Rien n'est trop brillant, rutilant, mirifique en effet pour la télévision. L'argent, les paillettes et le strass (le stress aussi, mais c'est pour les coulisses) y coulent à flot. Les animateurs les plus stupides croulent sous l'or. La bêtise obligée y est sanctifiée. Une forme de populisme néo-démocratique tient lieu de critère de qualité et remplace la bonne vieille morale éculée. Tous ces paramètres, souvent consternants, s'expliquent aisément par le statut réducteur dont se prévaut la télévision. La bêtise est ici le culte affiché de la surface pure, cette manière de sanctifier la représentation, pourvu qu'elle se borne à renvoyer du réel son reflet simpliste et dépouillé. La condamnation de la profondeur est un tabou respecté qui en dit long sur les motifs idéologiques qui agitent les gourous de la télévision. Le règne de la publicité, comme manne miraculeuse et message subliminal, réunit dans un diptyque atroce l'argent et le mensonge. Soit les rois de l'époque pour qui s'avise que l'argent est le moyen travesti en fin et le mensonge la conséquence de la réduction. N'en jetons plus! Le paradoxe de la télévision est d'être le médium polysémique de son époque. Loin d'entrer en contact avec le mystère du réel, avec d'autres époques et d'autres lieux, loin de dévoiler le surnaturel derrière le sensible, notre médium tout-puissant entreprend, dans une opération inverse de séduction, de ne projeter du réel que le sensible réduit aux attentes du désir (humain). La télévision signe bien l'avènement du Bonheur et du Progrès, comme valeurs de propagande serinées à longueur de programmes et de journées. Il reste à établir le même constat pour le succès dont jouissent les médias populaires que pour la formidable rentabilité qu'affiche l'industrie pornographique (le succès des films X ayant été largement promu et soutenu par les chaînes de télévision, dans une connivence aussi logique idéologique) : dans les deux cas, la réussite est fortement attachée à l'idéologie de massification et de démagogie qui se tapit derrière les idéaux irréfutables de démocratie, d'égalité et de liberté (pour la fraternité, on repassera). Comme pour l'attrait du X, la forte audience dont bénéficient les programmes, souvent et manifestement crétins, de télévision s'explique par leur proximité avec la pensée dominante (qui exploite la majorité des sujets aveuglés). Sous une ère qui exprimerait la distinction entre représentation et réel, entre apparence première et réel, la télévision, tout comme la pornographie, deviendrait un médium ennuyeux et soporifique.

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