lundi 18 juin 2007

L'iceberg

La violence se trouverait-elle légitimée par une frange (conséquente) de la population chaque fois qu'elle exhibe son visage contrasté? L'ambiguïté est pourtant sa marque de fabrique. Elle ne prospère qu'en partageant les responsabilités entre la victime, qui consent à son sort de vaincu et y trouve son contentement, et le vainqueur, qui n'use jamais de sa puissance et de sa domination que pour procurer une once de contentement à son partenaire (contraint, tout de même). C'est ainsi que l'homme établit des justifications et des explications pour rendre acceptable la violence. Lorsque, rétrospectivement, l'on s'étonne que d'autres aient cautionné les pires abominations sans y trouver à redire, c'est sans s'aviser qu'ils n'avaient pas identifié la violence comme telle, mais qu'ils l'avaient parée des atours de la normalité (et de la moralité). On a toujours une bonne raison de cautionner la violence, surtout quand on mesure la parenté saisissante entre violence et énergie, création et destruction. Le nazisme, loin d'être perçu comme l'abomination homicide, fut loué par ses zélateurs comme l'élan salvateur qui allait remettre en ordre de marche l'Allemagne en guenilles. Ce n'est qu'après son horreur exterminatrice que sa condamnation fut unanime, jusqu'à ne plus pouvoir prononcer son nom (autre excès du mécanisme, qui, dans tous les cas, consiste à refuser le sens). Lorsqu'une femme est battue jusqu'à la mort par son mari, il en est toujours pour expliquer qu'elle l'avait bien cherché et que, surtout en France, elle disposait des moyens de refuser son sort. Une femme qui serait séquestrée serait reconnue comme contrainte; Une femme qui dispose de sa liberté théorique deviendrait presque consentante. Un couple s'étripe depuis des années, sous le regard indifférent des voisins. Ceux-ci préfèrent ne pas voir pour acheter leur tranquillité. La femme prend des roustes sans alerter les services sociaux ou la police. C'est donc qu'elle refuse de mettre un terme à son calvaire. Un jour, plus énervé qu'à l'ordinaire, le mari bat sa femme tant et si bien qu'il lui éclate la rate. Réaction du voisinage : la femme l'avait cherché, c'est qu'elle aimait ça. Cette scène surréaliste, où l'incompréhensible est légitimé au nom de la violence ordinaire, est monnaie courante dans le quotidien. Elle consiste à fermer les yeux, puis à incriminer la victime plus que l'agresseur, à partir du moment où son comportement n'est pas identifié comme un refus clair et précis. Mécanisme psychologique invoqué pour cautionner cette hypocrisie salvatrice : la violence n'est pas que le fait de son ordonnateur. Son usage suppose qu'elle se trouve partagée par celui qui en fait les frais apparents. Selon ce prisme accommodant, le mari qui bat sa femme devient presque la victime d'une violence qui le dépasse, tandis que la femme battue, pour se taire devant cette violence qu'elle prend de plein fouet, doit au bas mot être de la race des victimes consentantes, soit des tordus qui prennent plaisir à endurer la violence. Autre adage bien connu : dans un couple, il y a ceux qui souffrent et ceux qui font souffrir. Le raisonnement consiste en dernière ligne de compte à égaliser la différence provoquée par la violence entre les victimes et les bourreaux. Non sans une certaine raison : il est certain que la violence se retourne avec usure contre son utilisateur et que le pacte avec la violence s'apparente au pacte avec Faust. La monstruosité ordinaire à laquelle cède avec facilité et complaisance le jugement commun consiste à considérer que l'acceptation de la violence est trop trouble pour ne pas cacher un consentement certain. C'est cette erreur qu'il s'agit de dissiper (seulement pour ceux qui le savent déjà, tant il est tragique que ceux qui ne savent pas voir ne verront jamais) : l'ambiguïté de la victime ne cache pas le consentement pervers, mais la fascination devant le déchaînement de la puissance - également cette impression erronée que la contemplation de la puissance contraint au respect et au silence fataliste (où l'on remarque que le fatalisme appelle la fatalité la plus sordide). Dans le cas de cette femme battue, il est certain que son silence ne signifiait nullement son consentement et que des voix s'élevèrent d'ailleurs avec vigueur pour dénoncer la monstruosité de cet amalgame. Ces comparses indignés ne comprenaient-ils pas que se rejouait l'éternelle et sinistre ritournelle qui veut que les victimes soient rendus coupables de la violence au nom de l'équilibre de la société? Les campagnes de réflexion et d'explication permettent de plus en plus que la violence conjugale soit reconnue comme telle et que sa banalisation soit rejetée comme une perversion de l'esprit humain. Je ne peux m'empêcher de constater que la reconnaissance d'une violence n'entraîne nullement celle de toutes les violences ou de la violence comme mécanisme général. Si tel était le cas, voilà belle lurette que la prostitution serait reconnue comme la destruction intentée sur les personnes prostituées avec l'aval et la complaisance de ceux qui ne veulent pas savoir. Il est facile pour les réglementaristes d'exhiber dans les médias des prostituées qui prétendent aimer leur métier et y trouver du plaisir. Le raisonnement est simple : il existe des personnes prostituées consentantes à côté des esclaves du sexe. Cette rengaine trop connue est la même que l'explication des femmes battues consentantes. On pourrait invoquer l'antienne du plaisir ou de l'argent comme moteur de l'acceptation. Avec pour le moment un résultat bien plus efficace pour la prostitution : le nombre de personnes qui suivent les avis éclairés des intellectuels (certains en effet ferait mieux de ne point trop penser pour leur postérité, ou, plutôt, leur absence de postérité) ou qui invoquent les témoignages des personnes prostituées revendiquant le droit de se prostituer est légion, bien plus important que ceux qui approuvent la violence conjugale. La violence décryptée dans un cas reste banalisée dans l'autre. Non sans raison : si la prostitution demeure ce lieu de tous les tabous, perpétrés le plus souvent au nom de la fameuse libération sexuelle, c'est qu'elle bloque les vannes de la violence inscrite au coeur du sexe, de cette furie dont on n'ose ouvrir les digues de peur que l'édifice social s'effondre et révèle son impuissance face à la violence encadrée. Ne nous leurrons pas : les anciennes institutions, avant le Progrès et la démocratie, légitimaient le bouc émissaire au nom de l'équilibre. Le Progrès a prétendu combattre la violence visible. Autant dire qu'elle ne s'est courageusement attaquée qu'à la partie émergée de l'édifice et que la part la plus importante de la violence demeure enfouie. Car la vraie violence, ne nous leurrons pas, est insidieuse et se reconnaît précisément au fait qu'elle se présente comme non violente et emplie de bonne intention. Comme la crapule, la violence agit au nom du Bien. C'est pourquoi la prostitution suscite tant de malentendus et de controverses : lieu de tous les travestissements, elle est aussi l'ultime bastion où l'ancien système du bouc émissaire peut en toute impunité se commuer en système ultralibéral. La personne prostituée, d'individu inférieur, programmé pour la prostitution, devient cet être consentant à incarner la marchandise sexuelle. Que l'on trouve tant de sujets, souvent au nom de motifs intelligents, pour cautionner ces deux réalités, voire considérer que la seconde constitue un progrès de la liberté, laisse bien pessimiste quant au combat pour décrypter la violence. Il est vrai que, fondamentalement, la violence changera significativement (au lieu de s'avérer diffuse comme dans les démocraties) le jour où l'homme disposera des moyens pour canaliser son énergie vers des buts extérieurs et éviter qu'elle ne se retourne contre ses propres intérêts, ou, du moins, contre ceux des plus faibles et des vaincus. Où l'on voit que l'esprit du christianisme, plus que de nous acheminer vers la démocratie, nous enseigne la voie de l'espace, seul moyen de sauver - l'espèce.

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