mardi 5 juin 2007

Romand noir

"La pire des souffrances est celle de ne plus pouvoir aimer."
Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski.


En préambule, ces quelques notes jetées hâtivement, en guise de remarques et commentaires, sur l'affaire Romand :

- Romand a tué ses parents, sa femme et ses enfants : ses proches et ses familiers représentaient rien de moins que ses plus sûres attaches le liant, pour le meilleur et pour le pire, au réel. Le familier constitue ainsi le lien complexe qui mène au réel, comme le fil d'Ariane sauve Thésée (mais non Romand dans le réel...) dans le labyrinthe.

- De délicieuses polysémies font leur apparition dès qu'on se met en peine de triturer l'identité patronymique de Jean-Claude Romand. Ainsi Romand évoque-t-il :
*le roman : soit l'espace de la fiction opposée au réel. On remarquera que la fiction est d'ordinaire considérée comme la meilleure porte d'accès humaine vers le réel. Le roman selon Romand est au contraire une esthétique qui prétend rivaliser avec le réel et prendre la place du double honni.
*la Romandie comme région de la Suisse germanique. La Suisse est ce pays neutre, à la fois proche et lointain, familier et étranger, où l'on parle le français, la langue natale de Romand, et l'allemand (entre autres langues), la langue à laquelle renvoie la province romande. Le familier est le lieu par excellence de l'étrange(r), en somme.
*le Ro-ment, au sens, troublant, où le nom de Romand contient l'aveu de son forfait. La vérité est ainsi tellement simple, sous les yeux, qu'elle ne sera jamais cernée, et prêtera lieu à tous les malentendus (quiproquos au départ, incompréhensions à la fin). Petite question sur la nature de l'excuse : Romand étudiant a réussi à déjouer certains pièges nés de ses mensonges grâce à l'appui totalitaire du certificat médical. Le médecin est ainsi paré de cette toute-puissance que recherche Romand et qui consiste à pouvoir certifier, tel un dieu sans limite, de la santé d'un individu. Soit : détenir un pouvoir de vie et de mort sur les patients, d'une certaine manière. D'où la question : comment Romand s'est-il procuré les certificats médicaux pour demeurer douze ans en deuxième année sans éveiller de soupçons solides? Question corolaire, que Molière n'aurait pas désavouée : le diagnostic médical, comme celui psychiatrique auquel Romand se soumettra par la suite, en fin de parcours, en quête de limitation, à l'instar d'un jugement de tribunal, serait-il fondé sur un mensonge pour autoriser un menteur, aussi compulsif et surdoué soit-il, à profiter de son mode de fonctionnement et abuser de ses méandres?

- Romand promet des miracles à ceux qui témoignent de leur confiance aveugle en ses pouvoirs surnaturels : les placements qu'il réalise en Suisse (pays fantasmatique, jardin d'Eden, de cocagne,...) s'élèvent à la hauteur exorbitante de 20%; le remède qu'il propose à son parent atteint du cancer (le miracle comme fantasme se joue ainsi de la mort comme rappel tragique du réel) est bien entendu élaboré par les pionniers de l'OMS en Suisse. In fine, le miracle ne fonctionne qu'à la condition qu'il détruise les malheureux qui ont cru en sa réalisation et se sont trouvés séduits par la rhétorique du diable : le fantasme qui permet d'échapper à la mort et de recréer un monde idyllique, où le Bonheur prend la place de la souffrance, est nécessairement l'Ange de la Mort ou l'apparition du Diable, qui condamne le crédule à la peine capitale (comme Romand subira une peine exemplaire, l'abolition de la peine de mort en France jouant paradoxalement le rôle qu'attend de la vie Romand, cette impossibilité de rédemption, que la mort, surtout judiciaire, lui aurait octroyée).

- Le beau-père de Romand meurt après avoir demandé à jouir de certains des intérêts sur ses placements : exigence inacceptable, en ce qu'elle met en péril le verrou installé par Romand. Le système de Romand élimine tout rappel de l'existence première et prédominante du système concurrent, le réel. Tout élément réel qui rappelle à Romand que sa construction n'est pas le réel, mais un double et un faux particulièrement abject, est condamné dans la sinistre mesure où il met en lumière (précisément) l'infériorité inadmissible du système de Romand en comparaison du réel. Le réel selon Roman n'est qu'un mime dégradé du réel véritable. La toute-puissance fantasmatique à laquelle aspire Romand se heurte à la toute-puissance ontologique, contre laquelle nul appel ne saurait être interjeté.

- Contrairement à ce que laissent entendre des témoins de première main, et notamment le beau-frère de Romand (on comprend le mécanisme de défense), Romand n'obéit pas à une liberté dont il aurait usé de manière diabolique et perverse. De nombreux signes de psychopathologie apparaissent, signes dont la répétition témoigne de la folie qui s'est emparée de Romand, qui n'a cessé de s'aggraver et contre laquelle Romand est démuni.
*Premiers signes : Romand essaie de tuer sa maîtresse après avoir tué sa femme à coups de rouleaux à pâtisserie, ses enfants en les abattant par balles sous l'oreiller, après avoir abattu ses parents dans le dos et à la carabine, au nom d'ahurissants prétextes. La maîtresse parisienne n'échappe à l'assassinat que dans la mesure où elle ne représente pas pour Romand le symbole du familier et du réel. Elle n'est que l'avatar dégénéré de l'épouse véritable, comme le sensible n'est que la forme dégénérée du réel idéal. En comparaison de l'épouse légitime et fidèle, qui représentait la réel honni, la maîtresse est la pâle copie, déséquilibrée et hystérique selon certains témoignages, dont la vie sauve n'entrave pas la persistance du système de déni tel que Romand l'a échafaudé.
*Deuxièmes signes : contrairement au médiocre qui ment pour sauver la face, à la crapule qui ment pour réaliser un profit, à la personne acculée au mensonge par facilité (souvent illusoire), Romand a largement les possibilités intellectuelles et les notes pour réussir sa seconde année de médecine. Les avis sur ce point sont unanimes. Romand rate sa seconde année (ce qui implique qu'il ait réussi la première, la plus dure, de loin) car il omet de se présenter à un examen, à cause d'un réveil manqué. Il ment pour ne pas manquer à sa réputation réel d'élève prodige, programmé pour la réussite. L'acte manqué coule de source : dès cet instant, Romand est moins ce monstre d'orgueil qui n'accepte pas l'échec que cet être destiné, suite à une grave dysfonctionnement affectif, à prendre la place du réel et, en démiurge voué à l'échec, à réaliser ses fantasmes de réussite sociale et personnelle. On notera que le système Romand voue Romand à l'échec dans l'exacte mesure où sa prétention est d'y échapper à tout prix. Le mensonge institutionnalisé ne fait qu'accroître le mal qu'on prétend fuir (l'échec).
*Troisième signe : l'orgueil démesuré et psychopathologique de Romand, justement, qui le condamne à l'échec par refus de l'échec. Romand est mat dès son premier coup (de vice), quand il préfère rentrer à la maison plutôt que d'affronter ses résultats décevants, lors de sa première année de classes préparatoires, au prestigieux lycée Du Parc à Lyon. Aux yeux de Romand, la réalité n'est acceptable que dans la mesure où elle s'apparente au succès. Le succès se définit à la fois comme réalisation de la puissance personnelle jusqu'à l'absolu de la toute-puissance et refus de l'effort qui permettrait d'atteindre à ce but difficile et élitiste.
*Quatrième signe : son courage face à la maladie comme ultime duperie et moyen d'exprimer le mal qui ronge Romand. Le cancer est, comme par hasard, un lymphome, soit une maladie auto-immune (la maladie est provoquée par le système de défense du patient) et une maladie qui permet de vivre presque normalement (Romand se donne les moyens d'être ce héros discret qui triomphe en silence, et du fait de ses compétences hors normes, de sa pathologie, ce qui marque le retour du miracle comme refus de la mort et expression de la toute-puissance). Le cancer est une maladie sociale, une maladie honteuse, la maladie du déni, le symbole pour Romand de son mensonge généralisé. Comme le mensonge, le cancer ronge. Comme le mensonge, il fatigue - jusqu'à l'épuisement.

-La solitude du menteur : engagé dans une course folle, qui prend la forme de la concurrence avec le réel, Roman est ce condamné à mort dont la vie de rêve et de brillant implique, en son envers inavouable, l'existence du reclus, sans ami, sans amour, sans sentiment. Les faux voyages à l'étranger sont agrémentés de séjours à l'hôtel en Suisse (toujours l'étranger comme lieu de l'étrange et du dépaysement factice), qui donnent lieu à des lectures méticuleuses de publications médicales et de guides touristiques; les enfants reçoivent des cadeaux fallacieux, achetés, non dans le pays en question, mais dans les boutiques de l'aéroport. Dans le système du mensonge, la version sociale épouse les contours de la structure hyperréelle : la lumière est intégrale et l'ombre absente. Côté face et solaire : Romand est un époux, un père et un médecin idéal. L'ombre réapparaît en creux, elle investit la vie réelle de Romand dans la mesure où cette dernière est socialement dissimulée. L'ombre, c'est l'inavouable. La lumière c'est le mensonge travesti en vérité sociale. Les aveux de Romand rétabliront l'équilibre entre les jeux d'ombre et de lumière. Jeux qui signifient : l'ombre est nécessaire à la lumière. Mais aussi : privée d'ombre, la lumière est condamnée à la disparition.

-Romand ment à sa femme parce qu'elle est le symbole de son entourage, bourgeois, symbole de la réussite fondée sur les apparences. Les Romand ont un train de vie important, ils habitent dans un village très bourgeois, constitué de cadres supérieurs et de hauts fonctionnaires. La réussite implique la cooptation implicite, par rapport à des valeurs de réussite et de modestie, auxquelles Romand correspond en apparence. Problème : Romand ratifie d'autant plus aisément ces valeurs qu'elles sont fondées sur l'accréditation dénuée de vérification. Rien de moins réelle que l'adhésion aux valeurs de la réussite sociale. Le malaise qui sourd de l'affaire Romand est que ce système de mensonge généralisé et pathologique révèle en creux le mensonge qui étreint la société humaine et qui s'accroît à mesure que l'on gravit les échelons de la réussite. Le mensonge de Romand ne fonctionne de manière si éclatante que dans la mesure où il s'appuie et révèle en creux le mensonge sur lequel la société est construite et qui pourrait s'énoncer ainsi : l'absence de fondements ontologiques et moraux se trouve compensée par leur affirmation sous-entendue et arbitraire, de sorte que la condamnation véhémente du forfait perpétré par Romand n'atteint son degré d'indignation que dans la mesure où la société ne mesure que trop les dégâts qu'engendrerait la révélation de sa propre supercherie. La transgression profonde qu'a opérée Romand et sur laquelle il a assis son succès s'énonce ainsi : quoi qu'on en dise, le roi est nu. Le reconnaître reviendrait à signer un suicide institutionnel (l'arrêt de mort correspondant aux arrêtés du destin). Romand s'en sort, comme les politiciens véreux s'en sortent, parce qu'ils ne sauraient être dénoncés, seulement exécutés. Raison pour laquelle Romand tue, mais aussi raison à l'exécution des rois comme boucs émissaires nécessaires dans certaines royautés africaines (notamment). Raison aussi de certains règlements de comptes inavouables, comme les crimes d'honneur de la mafia ou les assassinats célèbres de présidents, au premier rang desquels celui de Kennedy (lui-même fils de mafieux notoire).

- A cet égard, le témoignage d'une sommité médicale après sa discussion prolongée avec Romand est accablant et lourd de sens. L'homme est cardiologue, véritablement cette fois, et il est invité par le meilleur ami de Romand, un médecin de campagne, comme aurait dit Balzac. Après le départ de Romand, il n'hésite pas à proférer, fortement impressionné : "A côté de gens comme ça, on se sent tout petit". Y compris dans le domaine du discours scientifique, le mime remplace le réel avec avantage, comme l'idéologie se substituait à la science, aux dire des marxistes althussériens. Quand bien même Romand serait ce brillant esprit autodidacte, versé dans la recherche médicale, son savoir médical effectif ne saurait prétendre au savoir véritable, tel celui du cardiologue. Pour que le cardiologue morde à l'hameçon, il faut nécessairement qu'il adhère au mensonge de Romand, en se positionnant à un rang professionnel et épistémologique inférieur. Du même coup, la crédulité confondante du cardiologue éclaire le mécanisme de l'admiration et de la reconnaissance. Le mérite est ici fondé sur l'arbitraire. La dévotion du conseiller du Président de la République tient plus à son titre qu'à ses connaissances. Ce serait plutôt l'inverse. La dévotion du cardiologue à l'égard de Romand est identique : c'est son titre de chercheur brillant à l'OMS qui engendre la reconnaissance du spécialiste, et non ses explications scientifiques, qui relèvent au mieux de la vulgarisation et de l'instinct de survie. D'où le conseil ironique que l'on pourrait prodiguer à qui veut faire parade de sa supériorité : d'en montrer comme d'en dire le moins possible, fort du constat selon lequel l'acceptation de la reconnaissance se fonde sur le mensonge de son arbitraire.

- Romand n'aurait pas réussi son subterfuge pendant dix ans s'il avait occupé un poste plus modeste. Plus l'on grimpe dans la hiérarchie sociale, plus l'adhésion aux apparences et aux codes remplace l'effectivité du réel. Entre le mensonge fictif et le virtuel effectif, la marge est ténue. Le pouvoir implique l'adhésion en des fondements inexistants, à proportion que ces fondements sont inexistants. Il faut fonder quelque chose à partir de rien. Comme le mystère des choses (pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?) est loin d'être résolu, le mensonge social prospère sur cette carence, incapable d'expliquer le passage de rien à quelque chose. La société est fondée sur un système hiérarchique, dans lequel le plus sensible correspond aux postes les plus modestes, tandis que le pouvoir et le prestige recherchent le virtuel. Plus on grimpe dans la hiérarchie sociale, plus l'air se fait rare. Comme dans l'alpinisme, le puissant s'éloigne de la denrée commune (le sensible) et accorde son élection (dans tous les sens du terme) au plus rare (le virtuel). D'où : la prééminence sociale implique que la représentation prime de plus en plus sur l'objet qu'elle prétend représenter, dans un jeu de miroirs équivoque, qui n'est pas que le propre de la modernité, mais celui de l'humaine nature. Le mensonge de Romand épouse ainsi les contours sinueux du mensonge obligé de la représentation aux détriments du réel.

- Romand a tué ses proches pour recouvrer la normalité. Les proches sont le réceptacle du mensonge. Le mensonge est situé dans le réel. Le réel est rendu coupable du mensonge comme reconstruction et projection d'une situation personnelle. La psychopathologie de Romand le pousse à projeter sur les symboles de sa relation au réel, ses familiers, les fautes et le vice de sa construction fantasmatique. Si Romand s'était senti responsable de ses actes, il n'aurait pu tuer. L'absence de sens de la responsabilité implique que Romand soit dans le déni de reconnaissance entre l'intériorité et l'extériorité. L'extérieur n'est jamais pour lui que la projection, en tant que réalisation impossible, de son intériorité, en tant que désir de toute-puissance et réalisation impossible de son désir.

- Quand Romand revient dans la maison familiale, celle où il a assassiné sa famille, les enquêteurs constatent, à la fois soulagés et horrifiés, que Romand revient, l'espace de quelques minutes, au réel : il gémit et vomit. Sa nausée n'est pas seulement la conséquence de ses crimes. Elle signe sa connexion lacunaire et parcellaire avec le réel. Romand redevient, le temps de son malaise, un homme, c'est-à-dire un être doué de sentiments et en prise avec le réel. Quand Romand se réconcilie avec le réel, la torture comme prise de conscience est atroce. Romand ment, manipule d'autant plus (de manière généralisée) qu'il est dénué d'affects (définition traditionnelle du pervers psychopathe) et que son seul affect tient dans le mensonge et la destruction du réel. L'insensibilité n'est pas machiavélique, mais incapable d'entrer en contact avec le réel autrement que par ce moyen homicide. Romand n'est plus capable que de contacts sporadiques et violents avec le réel. Sa psychopathologie n'est pas psychotique dans la mesure où il est conscient du réel. Elle est perverse dans la mesure où cette prise en compte s'accompagne d'une projection qui est une inversion du rapport au réel normal et viable : au lieu de la reconnaissance de la supériorité de l'extériorité sur l'intériorité, l'intériorité devient la norme impossible de l'extériorité.

- Romand s'effondre au procès quand l'accusation revient sur le meurtre du... chien! L'assistance est prise d'un violent malaise en assistant, éberluée, au fait que Romand ne témoigne de son désespoir qu'au souvenir de la mise à mort d'un animal. Si personne ne comprend, si Romand ne parvient pas à expliquer, c'est que le contact avec le réel ne redevient possible qu'avec un animal de compagnie, soit avec ce qui n'est pas humain, mais dont la familiarité permet de jouer le rôle de medium ou de conciliation (également : de réconciliation) avec le réel. Romand ne préfère pas les animaux aux hommes dans une perpétuation bizarre de son inversion perverse et constitutive. Incapable de reconnaître son visage dans celui de l'Autre, pour reprendre le vocabulaire de Lévinas, seul le familier humanisé lui autorise cette partielle et imparfaite considération.

- Toujours selon le le docteur Settelen, Romand souffre de n'avoir jamais pu être Romand. Il devait protéger ses parents : donc sa protection contre nature s'est transformée en destruction vengeresse et inversée.

- Romand a obtenu à son bac de philo un 16/20 avec le sujet : "La vérité existe-t-elle?".

- Anecdote rapportée par Clément Rosset sur le curieux raisonnement qui s'empare d'Althusser : prisonnier des Allemands dans un camp durant la Seconde guerre mondiale, le plus maniaco-dépressif des philosophes décrète qu'il est d'autant plus libre qu'il se trouve aux mains de l'ennemi. Rosset discerne dans cette bizarrerie l'archétype de la perversion, qui consiste ainsi à avoir toujours raison, d'autant plus qu'on a tort. Ainsi du coup de force de Romand, qui a d'autant plus raison du réel qu'il le singe et n'en décline qu'une version mineure et imparfaite.

- Bien que teintée d'effroi, Romand a décroché paradoxalement la reconnaissance dont il rêvait et qu'il estimait à sa mesure en commettant ses mensonges et ses meurtres. Il est devenu un mythe, l'objet de nombreux romans, analyses ou films, dont le plus célèbre est certainement L'Adversaire de Carrère, adapté au cinéma par Nicole Garcia,, avec Daniel Auteuil dans le rôle de Jean-Marc Faure, le personnage inspiré de Romand. D'une certaine manière, mais d'une manière impressionnante, son projet a été couronné de succès, par ceux-là même (société, grand public, spécialistes psychiatriques et juges) qui prétendent condamner l'horrible forfait et incarnent la légitimité sociale. Rien à redire au mécanisme de forclusion de la société, le mensonge se trouvant ainsi reconnu et consolidé au nom de la condamnation la plus ferme du mensonge.

En postscriptum (l'abréviation P.S. ne signifie pas : pour saluer, ainsi que le croyait une sympathique élève), Romand réalise ce que Rosset nomme le double meurtrier dans Fantasmagories (le double meurtrier est également un double de proximité). D'après le film Plein soleil, réalisé par René Clément (scénario adapté du roman M. Ripley, de Patricia Highsmith), Tom (Delon) devient l'homme à tout faire de Philippe, fils de milliardaire, qui le fait participer à toutes ses aventures, sans cesser de l'humilier. Un jour, Tom profite de l'absence de Marge (femme de Philippe) pour assassiner son maître. Qui plus est, il s'identifie à ce dernier. Il dupe la police et Marge, mais finit par se faire prendre. Tom assassine son double et prend sa place. Rosset a raison d'insister sur la victoire cruelle, ironique et éclatante du réel sur le double : à la faveur d'une réparation, le corps de Philippe est retrouvé sous la coque d'un navire. Plein soleil sur l'ombre enfouie dans la profondeur des océans! Il en va de même avec Romand, à ceci près que le mensonge de Tom consiste à prendre la place d'une présence absolument singulière. Romand, quant à lui, prétend à l'universalité avec un génie de démiurge qui ne laisse pas de sidérer le spectateur ébahi de l'ambition. Véritable Balzac du crime et du mensonge (on sait la propension marquée de Balzac pour le mensonge, à commencer par son identité aristocratique usurpée et ses fariboles et autres acrobaties financières), Romand entreprend d'édifier un double qui prendra la place du réel. Alors que la Comédie humaine permet de déchiffrer la société dans laquelle vivait le grand Balzac (première clef, sociologique et superficielle, quoi qu'en pensent les marxistes), et surtout se manifeste comme un véritable catalogue des passions humaines permettant de mieux discerner les moeurs de ce curieux animal bipède et le réel qui l'entoure (seconde clé, heureusement plus valorisante pour le roman), l'oeuvre fantasmatique mais non pas littéraire de Romand est bien ce double qui prétend éliminer le réel et qui n'y parviendra que provisoirement. La revanche du réel est inéluctable et tragique. Romand s'est engagé dans un combat perdu d'avance contre un rival qui l'excède en forces et en proportions, tel un Léviathan curieusement opposé à l'un de ses membres. En effet, comment un homme, partie infime du réel, malgré son statut de roseau pensant, viendrait-il à bout du tout dont il participe et dont, au surplus, il ne sait (presque) rien? Dans ce combat perdu d'avance et un peu ridicule, que j'aurais volontiers intitulé Le Rival, Romand se révolte contre le réel, qu'il prétend réécrire à sa convenance, comme d'aucuns se révoltèrent contre Dieu et l'ordre cosmique. Avec le même résultat que récolta le Divin Marquis, dont l'inconséquence s'explique par l'incohérence de la tâche initiale et démesurée : niant Dieu, il ne saurait s'en prendre à Lui, dans un geste de défi et de blasphème aussi vain que grotesque. On sait que la colère des dieux dans toutes les mythologies est terrible quand des hommes osent défier leur puissance. C'est ce qui arrive en effet à Romand, dont le châtiment est à la mesure de sa démesure. Pour avoir cédé à l'ubris, pour avoir méconnu la mise en garde antique, Romand paie le prix de la puissance humaine finie qui oublie ses limites et prétend se substituer à la toute-puissance cosmique. Romand vs. le Réel : si le combat était truqué, les paris aussi, comme dans les mauvais combats de boxe, où le camp des mafieux influents est assuré d'empocher la mise avant la partie. La naïveté de Romand, son innocence ontologique, sa pathologie et sa perversion aussi, étant d'avoir supposé qu'il pouvait battre, même aux points, l'Imbattable et l'Irréfutable. Romand 0-Réel 1? La pudeur nous interdit de dévoiler l'étendue du score véritable...

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