lundi 9 avril 2007

Perversité

Ce qu'il y a de plus terrifiant chez un homme? Cette faculté à supprimer le sentiment, soit à ne plus être en contact avec la spécificité de la vie. Autant le dire tout de suite, cette faculté qui revient à faire d'un être vivant un objet relève de la perversité. Soit du fait de tout tourner sens dessus dessous.
Précisément, le pervers chamboule le sens en ce que son comportement serait justifiable dans un monde où le réel s'accorderait avec le fini. "Si Dieu n'existe pas, tout est permis", a laissé entendre Dostoievski. On pourrait tout aussi bien dire, pour parodier le plus grand des romanciers du dix-neuvième (avec Balzac) : "Si l'infini n'existe pas, le fini autorise toutes les violences".
On remarquera que la morale traditionnelle frappe d'interdits toutes les violences qui risquent de saper la stabilité et la pérennité de la société. Les traditions ne savent que trop ce qu'il en coûte de réveiller les vieux démons. La démocratie n'a pas hésité à sortir la boîte de Pandore : la remise en question de la structure pérenne du bouc émissaire au nom de l'injustice qu'elle comporte.
La démocratie n'a que trop raison : la violence institutionnalisée est injuste, mais elle a au moins le mérite de proposer une solution pour canaliser la violence. Il ne suffit pas de nier la violence pour la supprimer. Les théologiens musulmans ne le savent que trop. La négation de la violence conduit à l'occultation de la violence. Soit la résurgence de la violence sous sa forme occultée, et avec usure, sous la forme de la perversité. Abus outranciers du droit, des droits, de la procédure, la perversité a toujours une bonne raison, une raison légitime, de prospérer sur le dos de la crise des valeurs.
La perversité est discernable, reconnaissable, à partir du moment où la violences institutionnelle est remise en question. Sur le lit de la nouvelle démocratie, qui prétend donner des droits et de la liberté à chacun, la violence prospère comme sur un terreau favorable. L'imperfection de la démocratie libérale est de ne pas considérer la violence comme une donnée intangible des comportements humains.
Il n'échappera à personne que cette vogue de la perversité, son caractère nécessairement insidieux, participe de la formidable hypocrisie contemporaine, qui consiste à nier la crise des valeurs, des fondements, bref : la crise du divin.
Moins qu'une autre, notre époque soi-disant émancipée ne peut se passer de ces sacrosaints fondements que Dieu a incarnés durant la période monothéiste et qui nous font si cruellement défaut depuis lors. Un peu comme le pouvoir, qui a d'autant plus besoin d'un fondement que ce dernier est inévitablement invisible, le fonctionnement du raisonnement humain a besoin d'un fondement pour ne pas sombrer dans des travers dont on mesure d'ores et déjà la gravité si l'on s'avise de faire preuve d'une once de lucidité : la conception traditionnelle de la démocratie dérive vers la démagogie et la tentation de laisser au désir la bride rabattue.
L'occultation du divin montre à quel point les problèmes politiques, sociaux ou économiques que rencontre l'homme découlent tous de l'effondrement du divin et que la crise que traverse l'humanité annonce une refondation des représentations et des valeurs. Reste à savoir si les nouvelles formes de fondements ou de divin parviendront à affronter le grand enjeu, qui n'est rien de moins que de traiter (et de résoudre) la question de la violence : pour empêcher que la formidable énergie dont dispose l'homme se retourne contre lui-même, il reste à l'homme à se donner un défi en mesure de le sortir de l'impasse dans laquelle il s'est fourvoyé et qui l'accable quoi qu'il en dise. Il n'est jamais bon que le sens se retrouve sens dessus dessous!

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